Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/1032

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la sécurité qui naît du parfait équilibre de l’individu avec sa loi morale, et de son accord avec son véritable objet, qui est Dieu, ou le souverain bien, où l’ordre universel du monde. » Nous laissons à chacun le droit de choisir entre ces noms et de prendre celui qui agrée le mieux à ses doctrines, car tous nomment le même objet. Voilà le bonheur qu’assignent également à l’homme les deux grandes doctrines qui ont fondé une fois pour toutes la morale dans le monde, le stoïcisme et le christianisme, à cette différence près que le stoïcisme regarde ce bonheur comme accessible à l’homme par l’effort de sa seule volonté, tandis que le christianisme ne le croit possible que par une faveur divine et une protection de la grâce. Certes on peut multiplier les définitions, en inventer qui flattent davantage soit l’orgueil de l’esprit, soit les convoitises du cœur, soit les désespoirs de la souffrance ; on n’en trouvera pas qui aillent plus au fond de la question et en embrassent plus fortement tous les détails, qui soient moins exclusives, d’un usage plus universel que les définitions du bonheur qui nous ont été léguées par ces deux grandes doctrines. Le bonheur qu’elles décrivent n’est pas le bonheur d’une caste, d’une condition, celui des riches ou celui des pauvres : c’est vraiment le bonheur qui est le partage du genre humain tout entier, et quiconque le désire empereur ou esclave, peut y atteindre et s’y reposer dans la paix de l’immuable et de l’absolu.

Je n’ignore pas que la plupart des hommes se représentent le bonheur sous un aspect bien différent, et que ce mot prononcé évoque a leurs yeux de plus séduisans fantômes. Quoi ! dira-t-on peut-être, c’est là le bonheur, cette quiétude impassible, cette sécurité sans trouble, mais aussi sans plaisirs ? Ne pourrait-il donc répondre à son nom d’une manière plus avenante et présenter un visage moins sévère ? Qui voudrait d’un bonheur auquel l’idée du plaisir ne peut être associé, et qui pourrait aussi bien s’appeler la sagesse, sans démentir la définition que vous recommandez ? Je n’essaierai pas de convaincre les contradicteurs qui tiendraient ce langage de la réalité d’un tel bonheur, de la joie grave et forte qu’il y a pour l’homme à sentir que le moindre de ses actes participe du caractère de l’absolu, et que sa vie, étant unie à l’immuable ne peut être déplacée par aucun accident extérieur, ni atteinte par aucune contingence ; je me bornerai à répondre que j’ai tenu la promesse que j’avais faite en commençant de ne parler que des choses qui me sont connues, et que, si le bonheur a d’autres aspects, je laisse à qui le voudra prendre le soin de les décrire.


EMILE MONTEGUT.