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non comme des conquérans qui ajoutent royaume à royaume, mais comme des voyageurs qui n’avancent qu’en laissant derrière eux les pays parcourus. À chaque phase successive de notre développement, nous pouvons balancer ce que nous avons acquis par ce que nous avons perdu, si bien que le compte exact de l’existence la plus heureuse peut se rencontrer dans le titre du dernier chapitre de M. Janet : Beauté et misère de la vie.

Cependant il est certain en un sens que le bonheur est expansion, et par conséquent la définition de M. Janet, quoiqu’elle s’adresse à un bonheur exceptionnellement individuel, sera de la dernière exactitude, si nous pouvons arriver à découvrir vers quel objet tend cette expansion. L’âme souffre, cela est vrai, lorsqu’elle est refoulée sur elle-même, comme le corps lorsque la respiration rencontre un obstacle. Toute dilatation est donc pour elle un bien ; mais ces épanouissemens heureux pendant lesquels elle jouit d’elle-même sont aussi précaires que rares : on en sait le nombre et on en connaît la durée. Cette limitation, qui est sa plus grande souffrance, elle la rencontre au sein même de cette expansion, car l’ardeur avec laquelle elle se porte vers chacun des biens qui se présentent à elle est plus grande que ces biens, et ses voluptés ne sont pas en proportion de son désir. Si, par une faveur exceptionnelle de la fortune, il lui est donné de posséder jusqu’au dernier tous les biens auxquels les hommes attachent l’idée du bonheur, l’âme ne sera pas encore heureuse, car il viendra une heure où elle atteindra l’extrémité d’elle-même et où elle rencontrera ses propres limites. Elle souffrira plus encore qu’avant son premier épanouissement, car alors elle souffrira non plus comme autrefois sur tel ou tel point d’elle-même, mais sur toute son étendue, et elle aura épuisé en elle toute sa capacité de bonheur sans en avoir éteint le désir. Si la fin de l’individu est en lui seul, cette misère est sans remède, car durant cette longue poursuite du bonheur il a éprouvé qu’aucun de ces biens successivement possédés ne lui suffisait, et maintenant au terme de la poursuite il éprouve que son âme ne lui suffit pas. Il a accompli ce voyage merveilleux dont parle saint Augustin, où l’homme à la recherche de son objet véritable, après avoir parcouru par la pensée tous les mondes de l’espace, arrive enfin jusqu’à son âme et se trouve ainsi en tête-à-tête avec lui-même au moment où il croyait s’en être le plus éloigné. Cependant, même dans cet état d’extrême dénûment, son invincible espérance ne l’abandonne pas ; il se dit justement que, puisqu’il ne trouve pas sa fin en lui-même, il doit avoir une autre destination que lui-même, que le désir du bonheur restant tout entier après qu’il a été si souvent déçu par les objets qui se présentaient comme pouvant le lui donner, son bien véritable reste encore à trouver, et alors il ajoute