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tourne autour de ces deux pôles. L’homme parcourt toute la terre et épuise jusqu’au dernier de ses jours à la recherche de la vérité et du bonheur, et nulle part il ne les rencontre. Sur son chemin, il trouve des choses qui l’arrêtent un instant et auxquelles il donne le nom de biens, mais à aucune, après les premières minutes d’étonnement passé, il n’ose donner le nom de bonheur. Il trouve des faits généraux qui lui rendent compte des faits plus particuliers qu’il a laissés derrière lui, et qu’il nomme lois en raison de ce caractère de généralité ; mais par derrière ces faits généraux il en découvre d’autres encore, et à aucun il n’ose donner le nom de vérité. La vérité et le bonheur ne sont-ils donc que deux fantômes ? Tous nous avons dit cette parole à nos heures de découragement, et quelques-uns même parmi les meilleurs de notre race se sont arrêtés à cette croyance et se sont couchés dans le désespoir en maudissant la nature, qui artificieusement faisait briller ces deux illusions aux yeux de l’homme. Fantômes, soit ! Illusion, manège et artifice de la nature, soit ! Mais voici un plus grand étonnement : c’est que sans ces fantômes aucune réalité n’existe, car toutes les réalités sont contenues en eux ; relèvent d’eux et leur obéissent, et sans ce manège artificieux de la nature que nous maudissons l’existence humaine devient impossible.

La double poursuite de la vérité et du bonheur est donc la condition nécessaire de l’existence humaine ; bien plus, elle est l’explication même de l’apparition de l’homme sur notre planète. L’homme est parfaitement inutile sur la terre, s’il vient pour chercher autre chose que la vérité et le bonheur, dans lesquels se résume toute vie morale : si cette poursuite n’est pas son but, l’homme est dans le monde une créature sans emploi. La nature n’a point besoin de lui pour tenir les autres rôles du grand mystère de la création. En effet, que viendrait-il faire ici-bas ? Manifester par sa présence la puissance génératrice de la nature ? Mais le monde des plantes, depuis l’hysope jusqu’au cèdre, la manifeste plus et mieux que lui, avec une abondance, une variété, une délicatesse, et, pour tout dire, une pureté qu’il ne connaît pas. Manifester la loi de l’instinct et exprimer la vie de l’instinct ? Mais les animaux tiennent cet emploi, et le remplissent avec une docilité, une sûreté, une infaillibilité qu’il n’atteindra jamais. Il lui est arrivé, il lui arrive parfois, d’envier cette vie inférieure de l’animal, et de placer dans l’obéissance à l’instinct ce bonheur qui le fuit ; mais cette jalousie, qu’on a justement flétrie de l’épithète de dégradante, est encore plus présomptueuse qu’elle n’est vile, car dans le monde de l’instinct l’animal est un meilleur acteur que l’homme ne peut l’être, et si, par un caprice de la nature, il obtenait ce bonheur qu’il envie,