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splendeur de la vie. Où étaient en ce moment et que devenaient ceux que l’héroïque et intelligente victime avait aimés? Roland était à Rouen; à la nouvelle de la mort de sa femme, il quitta la retraite où il était caché, s’en alla dans la campagne et se perça la poitrine d’une canne à épée. Quand Buzot connut la sinistre nouvelle, il fut un instant fou de désespoir, et peu après il mourut dans un champ de blé près de Saint-Emilion, Bosc, l’ami de tous les instans et de la dernière heure, qui avait un moment accueilli Roland dans sa fuite, et qui était obligé de vivre lui-même caché dans la forêt de Montmorency, Bosc était près de l’échafaud le jour du supplice, reconnaissable à sa haute taille. Après avoir vu mourir Mme Roland, il retourna dans la forêt, où il cacha momentanément dans le creux d’un rocher les Mémoires de son amie, ces Mémoires justement qui allaient bientôt faire revivre cette figure dans sa vérité, dans son originalité native, telle qu’elle apparaît encore dans le demi-jour du XVIIIe siècle comme dans les mêlées orageuses de la révolution française.

Ce jour-là, la révolution dévorait assurément pour son malheur une des plus intelligentes créatures, femme par le cœur, virile par l’esprit et par l’héroïsme, gracieuse et superbe, faite pour rappeler ce qu’elle disait elle-même de ses contemporains : « En nous faisant naître à l’époque de la liberté naissante, le sort nous a placés comme les enfans perdus de l’armée qui doit combattre pour elle et la faire triompher. C’est à nous de bien faire notre tâche et de préparer ainsi le bonheur des générations suivantes. » Je ne dis pas que Mme Roland ait fait sa tâche sans ouvrir son âme aux fausses exaltations, sans commettre des erreurs singulières, erreurs d’esprit et de jugement, erreurs de passion et d’injustice, erreurs de son parti et de son temps, et je voudrais bien aussi laisser de côté ce mot de vertu qu’elle fait si souvent passer dans son langage qu’on finit par le tourner en raillerie contre elle; mais pour ceux qui attachent un juste prix à l’intégrité de l’espèce humaine, c’est une de ces natures qui restent saines jusque dans les corruptions de leur temps, qui peuvent se tromper sans s’avilir jamais. Il y a en elle la fierté du regard qui ne s’abaisse pas, la dignité naturelle, le ressort généreux du caractère, la haine de l’injustice, le dédain de la force, tous les goûts de la liberté, et c’est par là que Mme Roland reste une des plus nobles personnifications de la race humaine dans une de ces crises où les hommes en pliant devant la dictature des multitudes se préparent quelquefois à plier devant la dictature d’un maître, — et se croient toujours de grands citoyens.


CHARLES DE MAZADE.