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autre, qu’il m’était si difficile de faire. Les événemens m’ont procuré ce que je n’eusse pu obtenir sans une sorte de crime. Comme je chéris les fers où il m’est libre de t’aimer sans partage et de m’occuper de toi sans cesse ! Ici toute autre occupation est suspendue; je ne me dois plus qu’à qui m’aime... » Et si Buzot, dont elle parvient à avoir quelques lettres, s’inquiète de son sort, l’accent héroïque se réveille et se mêle à la tendresse exaltée. « Eh! s’écrie-t-elle, il s’agit bien de savoir si une femme vivra ou non après toi! Il est question de conserver ton existence et de la rendre utile à notre patrie; le reste viendra après! » Tout cela, sans nul doute, jusqu’à ce libre et familier tutoiement, est très romain, très stoïque, et ne laisse pas moins voir la femme ingénieuse à colorer, à ennoblir sa passion, la femme qui se fait l’illusion, en se dévouant elle-même, de sauver Roland, et de « s’acquitter ainsi envers lui d’une indemnité due à ses chagrins. » Tout ce qu’il y a d’émotions, de contradictions poignantes dans son cœur s’échappe dans ce cri : « Si je dois mourir, eh bien ! je connais de la vie ce qu’elle a de meilleur, et sa durée ne m’obligerait qu’à de nouveaux sacrifices. »

Lorsque Mme Roland s’exaltait ainsi dans le sentiment solitaire d’une passion tardive et brûlante, elle n’avait plus en effet que peu de temps à vivre. Pour elle, le tribunal révolutionnaire ne pouvait être qu’un lieu de passage entre la prison et l’échafaud. Quand on lui lut son arrêt de mort, elle répondit fièrement : « Vous me jugez digne de partager le sort des grands hommes que vous avez assassinés; je tâcherai de porter à l’échafaud le courage qu’ils ont montré.» Et ce courage, elle le montra en effet en marchant immédiatement à la mort, le 8 novembre (18 brumaire) 1793, à quatre heures et demie du soir. Mme Roland était souriante et grave sans faiblesse et sans jactance. Son visage, plein de fraîcheur et d’éclat, ne portait la trace d’aucune altération. Elle était vêtue d’une robe blanche parsemée de bouquets. Elle passa devant le Pont-Neuf où s’était écoulée son enfance, et peut-être ses yeux cherchèrent-ils ces fenêtres d’où toute jeune fille elle voyait le soleil se coucher derrière les hauteurs de Chaillot. Elle avait pour compagnon sur la triste charrette un pauvre homme, ancien directeur de la fabrication des assignats, Lamarche, qui avait de la peine à se soutenir, tant il était saisi de terreur. Quand ils furent arrivés à la place de la Révolution, elle voulut épargner à son malheureux compagnon le spectacle de son supplice, et elle le fit passer le premier, puis elle gravit elle-même les degrés. Son dernier regard rencontra une image colossale de la liberté, et elle s’écria : « O liberté, comme on t’a jouée! » Un instant après, tout était fini. On dit que deux jets d’un sang vigoureux jaillirent aussitôt de ce corps mutilé dans la