Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/899

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dont les lettres récemment découvertes sont le curieux monument.

L’image de Buzot remplit l’âme de Mme Roland jusque dans sa prison, après le 2 juin, surtout dans sa prison, à ces momens suprêmes où tout ce que ce cœur énergique a de puissance semble se concentrer désormais dans une pensée unique. Dans tout ce qu’écrit la généreuse femme, on la voit passer, cette image, distincte et frémissante, là où on ne pouvait voir jusqu’ici qu’une ombre vague et sans nom. Ce n’est point d’elle-même que la prisonnière est occupée, c’est de ses amis qui sont en fuite, et qui peuvent encore peut-être tenter un effort pour la justice dans les départemens ou tout au moins réussir à passer en Amérique ; c’est avant tout du bien-aimé qu’elle s’occupe, inquiète jusqu’à ce qu’elle sache qu’il est avec les autres girondins. Qu’elle raconte les scènes de sa jeunesse, la mort de sa mère, dont le souvenir lui arrache des larmes, elle s’interrompt tout à coup et s’effraie en voyant le salut de « ce qu’elle aime » livré à l’incertitude. Qu’elle trace ses dernières pensées, elle dit adieu à son mari, à son enfant, puis aussitôt elle ajoute : « Et toi que je n’ose nommer, toi que l’on connaîtra mieux un jour en plaignant nos communs malheurs,... etc. » Mais c’est surtout dans ses lettres que la passion éclate directe, spontanée et ardente, dans ses lettres où il y a de tout, de la déclamation, de l’emphase, du stoïcisme, de l’abandon, et dont l’éloquence est tout entière dans l’énergie d’un sentiment unique.

Il y a une sorte d’accent de volupté étrange et amère dans ce cri de délivrance d’une femme qui se sent presque heureuse et libre en franchissant le seuil d’une prison parce qu’elle peut être sans partage et sans faiblesse à ce qu’elle aime, qui redoute d’être rendue au monde parce qu’elle retomberait sous le joug de devoirs qu’elle respecte et qui lui pèsent. Elle doit à son amour de se plaire dans la captivité. «Tu ne saurais te représenter, écrit-elle à Buzot, le charme d’une prison où l’on ne doit compte qu’à son propre cœur de l’emploi de tous les momens! Nulle distraction fâcheuse, nul sacrifice pénible, nul soin fastidieux. Point de ces devoirs d’autant plus rigoureux qu’ils sont respectables pour un cœur honnête, point de ces contradictions des lois ou des préjugés de la société avec les plus douces inspirations de la nature. Aucun regard jaloux n’épie l’expression de ce qu’on éprouve; personne ne souffre de votre mélancolie ou de votre inaction; personne n’attend de vous des efforts ou n’exige de sentimens qui ne sont pas en votre pouvoir... Rendu à soi-même,... on peut, sans blesser les droits ou les affections de qui que ce soit,... retrouver son indépendance morale au sein d’une apparente captivité... Je ne m’étais pas même permis de chercher cette indépendance, et de me décharger ainsi du bonheur d’un