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vous serez traitées tout comme les hommes. » Puis, s’animant peu à peu, le prophète en vient à désigner des têtes plus hautes promises au bourreau. Ici tous les convives se lèvent, trouvant la plaisanterie lugubre. — C’est en petit, et sous le voile de la fiction, l’image de ce qui se passait en France à la veille de la catastrophe universelle, à ce moment d’oubli, d’obscurité et d’attente.

Tous ces hommes qui se sont trouvés un jour les héros et les victimes d’une révolution, où étaient-ils et que faisaient-ils quelques années auparavant? Ils s’ignoraient eux-mêmes et ils ignoraient encore plus l’avenir. L’un, perdu dans Paris, s’exerçait obscurément au métier d’écrivain ou d’avocat; l’autre était petit gentilhomme ou modeste bourgeois dans sa province, en Dauphiné ou en Languedoc; celui-ci était un abbé; celui-là, un des plus jeunes et le plus terrible, faisait des fredaines et rimait des vers libertins dans quelque petite ville de Picardie. Tous, inconnus et dispersés, ils vivaient de cette vie mêlée d’habitudes anciennes et de fermentations secrètes qui était la vie du XVIIIe siècle, que Mme Roland décrit par certains côtés dans ses Mémoires, et dont elle est elle-même, dans sa nature de femme, dans son éducation morale, dans sa destinée, une des expressions les plus singulières. Mme Roland avait trente-cinq ans au premier coup de tocsin de 1789. Celle que les événemens allaient prendre pour en faire la femme d’un ministre de la révolution, l’inspiratrice du plus brillant des partis politiques, l’héroïne de la gironde, était née le 18 mars 1754, au quai de l’Horloge, d’un père intelligent, frivole, glorieux et visiblement désordonné, le maître graveur Gatien Phlipon, et d’une mère simple, dévouée, honnêtement médiocre, pour tout dire. C’est dans cet intérieur modeste que Jeanne-Marie Phlipon, la petite Manon, comme on l’appelait, avait grandi, un peu négligée par son père, assez faiblement dirigée par sa mère, et beaucoup livrée à elle-même avec une nature vive et curieuse.

Elle s’est peinte elle-même avec une ingénieuse netteté d’impressions dans cette vie première, dans cette enfance robuste, à demi libre et vivace. L’atelier de son père n’a pas trop de quoi la satisfaire, elle se met mal au burin et se dégoûte vite de ce qui est travail manuel. Il y a évidemment en elle je ne sais quel instinct précoce qui dépasse l’enceinte du modeste atelier, qui s’étend comme sa vue du haut de cette maison du quai de l’Horloge, d’où, jeune fille encore, elle contemple avec un muet ravissement « les vastes déserts du ciel, sa voûte superbe, azurée, magnifiquement dessinée, depuis le levant bleuâtre loin derrière le Pont-au-Change jusqu’au couchant doré d’une brillante couleur derrière les arbres du Cours et les maisons de Chaillot. » Je ne veux pas répondre que