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timent et la fine analyse des passions, le maître souverain des cœurs, et pourtant on sentait qu’il y avait encore un vide à combler, et l’on avait la vague conscience d’un défaut d’entrain dans le drame. Le Marquis de Villemer même, qui a remporté à l’Odéon un si éclatant succès, avait-il reçu de la main de George Sand ce coup de fouet vigoureux qui imprime aux œuvres dramatiques une allure véritablement vive et décidée? La pièce était-elle entièrement digne de ce magnifique roman d’où elle était sortie tout armée pour la victoire? Ce qui est certain, c’est qu’en reprenant aujourd’hui la petite donnée capricieuse où avaient été notées pour un modeste théâtre de famille de simples impressions de touriste, George Sand a réussi, de concert avec un homme habile et expérimenté, M. Paul Meurice, à revêtir un rêve fugitif des plus hautes formes dramatiques. Depuis longtemps chez nous, l’élément fantastique n’avait pas encore été mêlé d’une façon aussi naturelle et aussi heureuse aux peintures de la vie réelle; on n’avait pas le secret des tempéramens par lesquels s’opère ce mariage. Ou bien l’on donnait, en sacrifiant la réalité, toutes coudées franches à la fantaisie pure et simple, ou bien on demeurait terre-à-terre, repoussant volontairement le rêve et l’idéal, comme si l’on craignait de s’égarer, ne fût-ce qu’un instant, aux régions du surnaturel. A vrai dire, le fantastique, pour tenir aujourd’hui sa place dans la fiction théâtrale, avait besoin d’être transformé : au lieu d’être la fable bizarre et magique qui ne se rattache que par des liens factices et subtils au monde réel, il devait pénétrer dans le domaine de cette haute philosophie, d’un panthéisme quelque peu mystique, où s’exerce en toute aise et toute liberté l’action de l’âme humaine.

C’est ce qu’a compris George Sand. En choisissant une légende provençale pour point de départ de son drame, il n’a point prétendu rester dans les bornes de la superstition locale, et se contenter des horizons que lui ouvrait cette vieille croyance; il a vu bien loin par-delà, et le cercle s’est élargi magnifiquement devant son génie. Grâce à la science en effet, l’ensemble harmonieux du monde a pu être saisi par la pensée moderne. L’imagination, quoi qu’on dise, ne se trouve pas mise en échec; elle a au contraire un point d’appui bien plus sûr et surtout plus large : l’esprit qu’elle va chercher au fond de l’abîme ou dans les hauteurs de l’infini, cet esprit l’illumine et ne l’effraie plus; la contemplation et l’extase, qu’elle peut se permettre la raison sauve, versent en elle une force étrange et des énergies qui la rassérènent, loin de la troubler. C’est là ce qui fait la grandeur et la vérité de la comédie de George Sand. Le Drac est la personnification de l’universelle puissance d’amour et de haine. Cet esprit de l’onde qui, par affection pour une créature, pour une femme, veut revêtir la figure humaine, n’a rien des autres créations féeriques dont nos rêves ont été bercés : ce n’est ni Ariel, ni Trilby, ni Miranda. La fiction poétique qui le fait sortir des tranquilles retraites sous-marines pour le mêler aux tumultes de la vie terrestre a ceci de caractéristique, qu’elle ne lui conserve de ses vertus surnaturelles que celles qui répondent avec une intensité de force plus grande aux manifestations les plus logiques de l’âme humaine. Le Drac a le don d’agir sur les cœurs, d’en modifier les dispositions, de faire tout à coup germer le soupçon, la haine, l’envie, là où fleurissaient tout à l’heure la tendresse et la charité; mais, qu’on ne s’y trompe point,