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rions affirmer. «Je conviens avec vous, nous disait-il lui-même, que Mme Sax fait en somme une Valentine assez ordinaire, et cependant l’expérience des quelques répétitions qui ont précédé cette reprise m’a démontré qu’avec six mois d’études bien conduites j’arriverai à faire de cette médiocre Valentine une excellente Africaine! « Six mois d’études régulières, implacables, c’était le moins qu’il demandât pour mettre à point un sujet de prédilection. Que serait-ce donc du ténor lorsqu’il faudrait prendre un parti? Il est vrai que du ténor on ne parlait point encore officiellement. Sans savoir bien au juste qui on devrait choisir, on savait pertinemment qui on devait éviter. Contraint à se priver des ressources ordinaires de l’endroit, Meyerbeer promenait ses yeux de tous côtés. Il cherchait avidement, consultait; quand il causait avec vous, divers noms sortaient de sa bouche, et à chacun de ces noms son regard si intelligent tâchait de pénétrer votre pensée.

Mme Meyerbeer a donc demandé, exigé Naudin. Point de Naudin, point de partition de l’Africaine : c’était à prendre ou à laisser. On a pris, mais il en coûte cher. Douze mille francs par mois, c’est un joli denier, sans compter que, M. Naudin appartenant à la troupe du Théâtre-Italien, on devra, pour le conquérir définitivement, payer au directeur actuel une indemnité de quelque importance. Un service, après tout, en vaut un autre, et je ne vois pas pourquoi M. Bagier ne saisirait point cette occasion de revendiquer sa subvention. En outre M. Naudin se refuse d’avance à toute espèce de débuts. Engagé spécialement pour chanter le rôle de Vasco de Gama, on ne l’entendra au préalable ni dans Robert ni dans les Huguenots; ce qui rappelle assez l’histoire du ténor Niemann, lequel, engagé aussi dans des conditions spéciales, reçut douze mille francs par mois pendant un an pour ne jouer que le Tannhäuser!

Loin de nous les comparaisons malséantes! Rien cependant n’empêcherait que M. Naudin, nullement aguerri aux habitudes de la scène française, ne fût après un certain nombre de répétitions déclaré insuffisant dans un rôle où le chanteur et le comédien marchent de pair, et qui, au dire de Scribe, imposerait à l’interprète tout l’art dramatique d’un Nourrit et toute la voix d’un Duprez. Qu’adviendrait-il alors? Je l’ignore; mais ce que je puis affirmer, c’est que jamais, sous aucun prétexte, Meyerbeer n’eût consenti à se lier de la sorte. Le talent, le renom l’attiraient sans doute, mais seulement jusqu’à des limites qu’il ne franchissait pas. Je lui ai connu pour certaines voix plus ou moins célèbres des admirations singulières, de vrais caprices. Toutefois, de ce que certaine organisation musicale lui plaisait à ravir, il n’en eût point fallu conclure qu’il voulût l’employer. Il y avait chez lui le maître et le dilettante : le dilettante facile à émouvoir, à séduire, trop amoureux de ses sensations pour les vouloir analyser; le maître réfléchi, circonspect, n’écoutant rien que son expérience personnelle. Que de gens sur ce point l’ont mé-