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un moment entrevu la véritable héroïne de son drame. Arrivons au ténor. Le Vasco de Gama de l’Africaine est un de ces ténors comme l’auteur des Huguenots et du Prophète les inventait. Je doute qu’en écrivant ce rôle, d’une portée musicale et dramatique extraordinaire, même chez lui, Meyerbeer se soit proposé quelque chanteur du moment. Peut-être pensait-il à Roger, qui devait ne pas survivre à la victoire du Prophète. Quoi qu’il en soit, ce ténor, pendant vingt ans, fut pour lui la chose introuvable. Il avait fini par ne plus chercher, quand nous le vîmes l’hiver dernier couper court à ses incertitudes et se préparer à donner son ouvrage. Pourquoi cette résolution, ce grand parti dans les circonstances les moins favorables qui se fussent encore présentées? Point de sujets, plus de troupe; lui-même en convenait, tout était à faire, et cependant il commençait à traiter, on sentait cette fois qu’il voulait. J’avoue que cette attitude étrange m’effraya. J’y crus reconnaître je ne sais quel avertissement sinistre de cette voix qui parle au cœur des forts et leur dit qu’il faut se hâter, car les temps approchent. Lui, si défiant, si difficile, qui à d’autres époques eût hésité devant la Cruvelli, se contenter de Mme Sax! Et le ténor? Serait-ce donc M. Gueymard? Non certes; mais pourquoi pas M. Villaret? On y songea durant quelques répétitions expérimentales des Huguenots, puis tout aussitôt on n’y songea plus. A qui s’adresser pourtant? Aux Italiens? Meyerbeer le fit, et dans cette enquête il mourut.

Le premier soin des personnes chargées de la mise au théâtre de l’Africaine fut de se régler sur les velléités du maître. Dans ses conversations, Naudin et Mongini revenaient souvent, Naudin, que tout le monde a pu entendre aux Italiens, Mongini, qui dans cette saison chantait à Vienne. Entre les deux, Meyerbeer n’avait pas eu le temps de se prononcer. Qui sait même si, après de nouvelles hésitations, son choix ne se fût point fixé sur un troisième, Nicolini peut-être, voix délicate, mais chanteur accompli, et qui sur Naudin possédait cet immense avantage d’avoir le geste et l’accent dégagés d’un comédien français, car ce charmant ténor Nicolini, ne l’oublions point, s’appelle Nicolas, et il pourra bien se faire qu’en dépit de la rassurante désinence du nom, Naudin le Parmesan émaille çà et là son récitatif de traits macaroniques plus divertissans chez les matassins de Molière que dans la bouche d’un héros des Luziades?

Meyerbeer, quand la mort est venue le surprendre, était en effet très résolu à donner l’Africaine. Il étudiait les voix, prenait ses dispositions, et très loyalement s’efforçait de concilier les conditions de son œuvre avec les moyens qu’on lui offrait. Maintenant nous n’apprendrons rien à personne si nous ajoutons que le maître, en dépit de sa meilleure volonté, trouvait ces moyens-là bien discutables. Qu’il acceptât, et de grand cœur, M. Faure, cela va sans dire; qu’après la tentative plus ou moins heureuse de Mme Sax dans les Huguenots il consentît à livrer sa création nouvelle aux soins de cette cantatrice, c’est là un fait que personnellement nous pour-