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lion de Trasignyes et de ses fils se mêlent sans cesse aux événemens du XIVe siècle. C’est le temps de la résistance souvent heureuse et puissante que les rois de Chypre de la maison de Lusignan et les chevaliers de Rhodes font aux soudans d’Egypte ; aussi l’Égypte, Chypre et l’archipel sont le théâtre du roman. C’est là que Gilion et ses fils ont toutes leurs aventures, vainqueurs, vaincus, prisonniers, délivrés par de belles princesses sarrasines qui s’éprennent d’eux, qu’ils convertissent et qu’ils épousent, quoique mariés déjà en Occident. Gilion de Trasignyes, sauvé plusieurs fois de la mort par la belle Gracyenne, fille du soudan d’Égypte, combat pour son père, qu’il délivre de grands périls, et dont il devient l’ami et presque le visir. Il a pour compagnon d’armes dans ces grandes batailles le brave Hertan, un Sarrasin qu’il a converti, et c’est Hertan qui, se déguisant en Maure de Barbarie, va tirer Gilion de Trasignyes des prisons du roi de Tripoli. Il y a là deux traits caractéristiques de l’histoire du XIVe siècle : premièrement, la vieille haine entre les chevaliers chrétiens et les guerriers, j’allais presque dire aussi les chevaliers mahométans, s’est adoucie par les rapports que la guerre elle-même a introduits entre les deux races. Gillon de Trasignyes, brave chevalier du Hainaut, ne se fait pas scrupule de porter les armes pour le soudan d’Égypte, non pas, il est vrai, contre les chrétiens, mais contre d’autres mahométans. Ce que les républiques maritimes de l’Italie font par politique et par intérêt commercial, les chevaliers le font tantôt par reconnaissance, tantôt aussi par esprit d’aventure.

En second lieu, les Barbaresques commencent à devenir des ennemis redoutables pour les puissances chrétiennes. Saint Louis, dans sa dernière croisade (1270), commence la lutte avec les Maures de l’Afrique septentrionale. Cette lutte est pendant longtemps un des dangers de l’Europe ; les pirates barbaresques, qui n’ont fini leurs courses que de nos jours[1], introduisent la chance de l’esclavage dans la vie privée des Européens. Le poète Regnard a été esclave à Alger ; l’ordre de la Merci a racheté des esclaves jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Le roman de Gilion de Trasignyes témoigne de cette triste chance de l’esclavage ; le fils de Gilion est esclave en Barbarie, comme son père. C’est chez les Barbaresques enfin que Raymond Lulle exerce son apostolat et subit le martyre. Les Maures de Barbarie, les Sarrasins d’Égypte, les Turcs de l’Asie-mineure, voilà quels sont au XIVe siècle les représentans redoutés du mahométisme et les adversaires de l’Occident. Parmi ces adversaires, les

  1. J’ai lu quelque part qu’il y eut encore une descente des Barbaresques en 1828 sur les côtes de Nice.