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commande que vous vous en alliez dans vos maisons, sans plus tenir compte de la chose. » Les gens de la commune de Lille s’en allèrent chacun chez eux, redoutant la colère de la comtesse Jeanne. Cependant quelques bourgeois de la ville allèrent raconter à la comtesse ce qui s’était passé ; mais elle leur répondit : « Beaux amis, ne vous souciez pas et ne vous troublez de rien, car certainement ce n’était pas le comte Baudoin mon père, mais un méchant nommé Bertrand de Rays qui avait trahi le pape, et voilà pourquoi je l’ai fait mourir. Ainsi taisez-vous et ne m’en parlez plus. » L’abbé de Looz, qui avait fait enterrer Baudoin dans son abbaye, vint aussi avec deux de ses moines trouver la comtesse et lui dit : « Madame, je prends sur mon âme que l’homme que vous avez attaché au gibet était votre père, le bon comte Baudoin, et c’est perfidement que vous l’avez fait mourir. — Je n’en sais rien, répondit la comtesse ; il m’a dit lui-même qu’il s’appelait Bertrand de Rays, et comme c’était l’homme que le pape m’avait annoncé, c’est pour cela que je l’ai fait mourir. » La comtesse cependant fit venir des charpentiers et maçons, fit bâtir un hôpital de Saint-Pierre et de Saint-Nicolas et y établit des prêtres pour prier pour l’âme de son père. »

Je me suis laissé aller, en résumant ces citations, à la curiosité que m’inspirait l’histoire de Baudoin, non pas que je prétende qu’on y trouve partout la couleur orientale : elle n’a pas le merveilleux des contes de l’Orient, elle n’a que le merveilleux de l’Occident et du moyen âge, celui de la croyance au diable ; mais je ne cherche pas ici les influences que le merveilleux oriental a eues depuis les croisades sur la littérature européenne : je ne m’occupe que du caractère nouveau des aventures humaines. Quiconque a lu Grégoire de Tours ou M. Augustin Thierry pour les siècles mérovingiens ou les romans carlovingiens pour les IXe et Xe siècles a dû être frappé de la différence qu’il y a dans les destinées et les aventures humaines de l’homme pris sous les barbares, sous les successeurs de Charlemagne ou après les croisades. Comme l’horizon de la vie humaine s’est agrandi ! Quelles circonstances nouvelles et par conséquent quelles pensées nouvelles aussi s’y sont introduites ! L’homme, au temps des Mérovingiens, a auprès de lui toutes ses causes de calamités et d’aventures. Il est malheureux sur place. La féodalité dans ses premiers temps ne change guère sa condition de ce côté. Les guerres qu’il fait pour le compte de ses seigneurs sont des guerres toutes locales. Ses aventures les plus belliqueuses ne l’éloignent pas de sa province natale. Il souffre ou il fait souffrir, il est vaincu ou il est vainqueur dans le cercle étroit où il a vécu. Sa destinée et ses pensées sont également bornées. La féodalité a pour caractère essentiel de mettre près de l’homme tous ses buts en bien