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coup de discours aux gens du pays, qui s’étonnaient de cette conduite. »

Je ne me dissimule pas que cet étrange récit ne touche guère à la question d’Orient et n’en fait guère comprendre les complications au XIIIe siècle, quoiqu’elle en peigne un des principaux acteurs. Nous verrons, il est vrai, tout à l’heure en continuant le roman que ce mariage extraordinaire de Baudoin contribue à lui faire prendre la croix et le mène à Constantinople ; mais qu’on n’oublie pas que je cherche surtout dans cette étude à montrer les changemens que les croisades ont introduits dans la destinée particulière des hommes de l’Occident qui y prennent part. C’est donc à la vie privée que je m’attache, et je suis plus curieux en ce moment de biographie que d’histoire. Or il est bon d’examiner la manière dont la légende, quand elle emprunte un personnage à l’histoire, compose la biographie qu’elle lui fait. La légende semble s’être fait une loi et une règle de ne pas s’en tenir aux événemens de l’histoire. Le personnage public ne lui suffit pas ; il lui faut aussi le personnage privé. Elle sait que l’histoire ne montre ordinairement que la moitié des hommes qu’elle met en scène, et que cette moitié de peinture ne crée pas un intérêt capable d’attirer et de retenir l’imagination populaire. Elle cherche donc l’autre moitié de l’homme, celle qui paraît dans la vie privée et qui est la plus curieuse ; mais comme cette seconde moitié ne satisfait pas toujours aux goûts et aux conditions de ce genre de littérature, la légende crée à son héros une biographie tout extraordinaire et qui répond à l’idée qu’il faut donner du héros qu’elle a choisi. Chose singulière, si le personnage n’avait pas paru dans l’histoire avec beaucoup d’éclat et de relief, l’attention de la légende ne se serait jamais tournée vers lui : si Baudoin n’avait pas pris Constantinople, fondé l’empire latin, disparu dans une bataille contre les Bulgares, jamais il n’y aurait eu un roman de Baudoin comte de Flandre mais comme Baudoin a laissé une grande trace dans la mémoire de ses contemporains par les événemens de son histoire, la légende a pensé que c’était là un héros comme il lui en faut, et elle l’a pris dans l’histoire. Elle l’en a, il est vrai, séparé du même coup, lui ôtant la plupart des événemens de son histoire ou les transformant à sa guise, et lui refaisant une vie privée toute merveilleuse, conforme en cela aux singularités de sa destinée, quoiqu’elle y soit souvent contraire.

Dans cette légende de la vie privée de Baudoin, on voit très clairement le procédé que suit dans son travail l’imagination populaire. La légende aurait une poétique déterminée qu’elle n’en suivrait pas plus exactement les règles qu’elle ne le fait. Point de caprices ni de fantaisies dans la composition de son personnage. Elle prend un