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tente d’un rapprochement général. Quelqu’un qui, sachant bien l’histoire du temps, voudrait étudier avec attention le roman de Baudoin serait étonné et choqué de tout ce qu’il y trouverait d’étranger et même de contraire à l’histoire ; mais si vous faites lire ce roman par quelqu’un qui ait seulement une connaissance générale du temps des croisades, il y reconnaîtra à l’instant même le caractère et les aventures d’un homme de ce temps.

Quand Baudoin succéda à son père (1184) et qu’il se vit maître de quatorze comtés, il fut tenté par l’orgueil. Il alla à la cour du roi de France, Philippe-Auguste, prêter hommage pour dix de ces beaux comtés ; il tenait les quatre autres du roi d’Allemagne. Quand il eut prêté son hommage, le roi se mit à raisonner doucement avec lui, et lui dit : « Baudoin, il serait temps de vous marier, mais il vous faut femme de haute lignée. — Sire, dit Baudoin, ce n’est pas là ce que je désire, car certainement je ne prendrai pour femme que celle qui aura autant de terres, d’argent et d’avoir que j’en ai. » Le duc de Bourgogne, qui était présent à cet entretien, dit ensuite à Baudoin : « Vous aurez sans doute à chercher femme longtemps, car vous ne trouverez pas sous le ciel de femme aussi riche que vous ; mais vous pourrez vous marier avec aussi noble que vous. Le roi a une fille qui est belle et jeune, et si vous la voulez, nous en parlerons au roi. » Baudoin répondit orgueilleusement : « Par ma foi, je ne vous en prie point, et je ne la veux pas avoir, nonobstant qu’elle vaille mieux qu’à moi n’appartient. » Le roi Philippe-Auguste fut très irrité quand il apprit cette réponse ; mais il n’en montra nul semblant. En ce temps vint l’empereur de Constantinople à Paris, où il fut bien festoyé[1]. Après que l’empereur eut été honorablement reçu par le roi de France, il lui dit : « J’ai beaucoup à redouter les fils du soudan défunt[2], et, comme je suis à marier, je suis venu vous demander votre fille Béatrix, que j’épouserais de grande volonté, si c’était votre plaisir ; je la ferais impératrice et maîtresse de tout mon empire, et je vous prie, sire, de n’être point fâché de ma demande. » Le roi lui répondit : « Sire, vous me faites un grand plaisir, et je vous l’accorde. » Ainsi l’empereur de Constantinople, Henri, épousa Béatrix, et la fête dura un mois. Le comte Baudoin

  1. Quel était cet empereur de Constantinople que le roman appelle Henri ? Henri fut empereur de Constantinople après Baudoin ; c’était son frère. La chronologie et l’histoire sont ici également dérangées, puisqu’en 1184 il n’y avait pas encore d’empire latin à Constantinople.
  2. Encore un prince et un récit inconnus de l’histoire. Le soudan Graquedent, à la tête de 300,000 hommes, a pris Rome et ravagé la Toscane et la Lombardie ; c’est le comte de Flandre, père de Baudoin, qui a délivré l’Italie et remis le pape sur son siège. Le roman de Baudoin est fait à l’honneur des comtes de Flandre, et c’est leur histoire vraie ou fausse qui fait l’unité du roman.