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daient en quoi les Grecs étaient moins mécréans que les mahométans. Ils les détestaient même un peu plus, et le nom de Saladin, d’un adversaire vaillant et généreux, était plus aimé et plus respecté en Europe que le nom des empereurs de Byzance.

Tel était l’état des esprits en Orient et en Occident, quand en 1202 les croisés de la quatrième croisade s’assemblaient à Venise pour passer en Orient. Comme ils n’avaient pas d’argent, la république leur offrit d’aller faire pour elle en Dalmatie le siège de la ville de Zara. C’était la manière de payer leur passage. Le pape Innocent III se plaignait de ce retard et de ce détour, contraires au but de la croisade. Il eut bientôt de plus grands sujets de plainte. L’empereur de Constantinople, Isaac l’Ange, avait été détrôné par son frère Alexis. Un des fils de l’empereur détrôné vint trouver les croisés en Dalmatie et leur demanda de rendre le trône à son père. Un empire à restaurer, c’est-à-dire presque à posséder pendant quelque temps, de grands trésors promis, une garantie à acquérir contre la perfidie des Grecs, et pour les Vénitiens, qui étaient les directeurs et les conducteurs de la croisade, une prépondérance décisive à obtenir en Orient pour leur commerce, tout cela décida les croisés à tenter l’aventure. Ils arrivèrent à Constantinople, s’en emparèrent, restaurèrent Isaac l’Ange sur le trône ; bientôt ils irritèrent les Grecs par leur insolence, par leur cupidité, et ceux-ci, qui n’avaient pas su se défendre, se révoltèrent. Un usurpateur, Mursuphle, s’empara du trône, et mit à mort l’empereur restauré par les croisés. Chassés de la ville, les croisés rentrèrent bientôt en vainqueurs et en maîtres, tuèrent Mursuphle et fondèrent l’empire latin. Baudoin, comte de Flandre, fut élu empereur ; les Vénitiens eurent le quart de l’empire et toutes les villes maritimes. Les autres chefs croisés eurent de grandes principautés féodales en Orient : Boniface de Montferrat fut roi de Thessalonique ; Villehardouin, l’historien de la croisade, eut le fief d’Achaïe. Il y eut des ducs d’Athènes et des sires de Thèbes. Les Grecs se réfugièrent en Asie-Mineure et fondèrent deux empires grecs, l’un à Nicée, l’autre à Trébizonde.

La prise de Constantinople par les Latins fut une grande joie dans tout l’Occident. Le pape Innocent III et les fervens sectateurs des croisades avaient beau se plaindre que Jérusalem fût oubliée pour Constantinople ; tout le monde répondait que les croisés avaient bien fait de prendre Constantinople : d’abord c’était sur les Grecs, c’est-à-dire sur des schismatiques, sur des alliés perfides qui avaient toujours travaillé à faire échouer les croisades. En outre la prise de Constantinople était le plus sûr moyen de prendre Jérusalem et de la garder. Ce qui avait jusque-là manqué aux croi-