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En pareille matière, rien n’est tout à fait vrai et rien n’est tout à fait faux.

Que résulte-t-il de ces réflexions ? Qu’il faut décrire les choses et les hommes sans vouloir systématiser leur histoire. Depuis les rapports nouveaux introduits par les croisades entre l’Orient et l’Occident, l’histoire des peuples et la biographie des individus prennent une nouvelle allure et une nouvelle physionomie. Pourquoi ne pas noter cette couleur orientale qui se répand sur l’Occident ? Mais les personnages de l’Orient et de l’Occident qui entrent sur cette scène changée et agrandie gardent pourtant chacun leur caractère national et même leur caractère individuel. Pourquoi ne pas signaler aussi ces traits distinctifs qui brillent à part dans le tableau général du temps ? Je voudrais prendre dans les historiens, dans les chroniqueurs et dans les romanciers du XIIIe et du XIVe siècle quelques-unes de ces destinées singulières qui représentent ce changement ; je voudrais, à l’aide de quelques récits historiques ou romanesques, montrer la nouvelle allure que prennent la vie gérérale des peuples et la vie particulière des individus.


I.

Les croisades, qui semblaient pour l’empire grec une sorte de secours inattendu, étaient devenues pour les césars de Byzance un embarras et un danger plus redouté que tous les autres. La différence de race, de mœurs et de langues l’avait emporté sur la conformité de religion ; c’est à peine même si les Grecs et les Latins se croyaient de la même religion, n’étant pas de la même église. Il y avait, dès la première croisade, des inimitiés plus ou moins manifestes entre les Grecs et les Latins, et ces divisions n’avaient fait qu’augmenter pendant le XIIe siècle. Les croisés, voulant s’en prendre à quelqu’un de leurs revers, s’en prenaient volontiers aux Grecs, qui ne les avaient pas secourus, disaient-ils, qui les avaient trahis, et les Grecs à leur tour se plaignaient de ces rudes guerriers d’Occident qui ne savaient que se battre, incapables de rien comprendre à la politique orientale, indociles aux conseils que leur donnait l’expérience des Grecs, et qui avaient divisé leurs conquêtes en petites principautés féodales, ne se souvenant pas que tout ce qu’ils avaient conquis en Orient avait autrefois appartenu et devait revenir à l’empire romain. Les Grecs voulaient avoir dans les croisés des soldats qui sauraient mourir pour eux ; les croisés voulaient avoir dans les Grecs des alliés qui s’épuiseraient à faire réussir les croisades, à reconquérir le tombeau de Jésus-Christ. Voyant les Grecs rester indifférens à la perte du saint tombeau (1187), ils se deman-