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Telles étaient généralement les objections que produisaient les esprits timides et circonspects, les hommes politiques capables au moins de peser le pour et le contre des projets qu’apportait à Vienne l’ambassadeur autrichien près la cour de France; mais n’oublions pas qu’il se trouvait en outre à la Burg et dans les cercles influens de la capitale toute une légion san-fédiste de vieux croyans, élevés dans le respect de Dieu et du tsar, fermement convaincus que la Russie était de tout temps l’ordre par excellence, la France et la Pologne le mal incarné, et ceux-là n’admettaient pas même de discussion. Le moyen d’amener tant de vieux généraux et tant de vieilles douairières à brûler ce qu’ils avaient toujours adoré, surtout à tolérer ce qu’ils avaient haï depuis leur enfance? Il y eut, il est vrai, quelques esprits, même dans ces sphères exclusives, qui se laissèrent toucher par la considération qu’il s’agissait d’un peuple catholique persécuté sans miséricorde dans sa foi, ses autels et ses prêtres; mais la grande majorité n’y prit aucune garde. Tous ces anciens dignitaires, feld-maréchaux, conseillers auliques et patriarches de la bureaucratie, hommes aux idées pétrifiées et souvent sans idées, décorés et parfois aussi « pensionnés » par le tsar, frémissaient à la seule pensée d’une guerre avec la Russie, trouvaient qu’on ne pactisait déjà que trop avec la « révolution » en Galicie, croyaient à un bouleversement complet et parlaient naïvement de la fin du monde qui approchait : n’en voyait-on pas, au fait, les symptômes indubitables, puisque « le saint-père lui-même s’était laissé séduire par la révolution, » et songeait à élever la voix en faveur des Polonais rebelles!... Ce qui est plus affligeant et prouve la fatalité inexorable qui n’a cessé de peser sur la Pologne, c’est que l’idée d’une guerre contre la Russie était repoussée avec autant d’énergie par l’élément libéral du gouvernement autrichien que par les adorateurs de la « stabilité » d’avant 1848. M. de Schmerling, l’homme qui s’efforçait d’introduire un esprit nouveau dans la vieille monarchie des Habsbourg, n’était pas certes un enthousiaste de la Russie, et son cœur ne fut pas peut-être tout à fait fermé aux souffrances indicibles de la nation polonaise; mais il tenait à la réussite de son œuvre, il craignait toute entreprise guerrière qui aurait entravé l’établissement déjà si pénible des réformes constitutionnelles en Autriche, qui aurait peut-être rendu l’ancien ascendant au parti aristocratique et militaire, et il fut un des adversaires les plus décidés des projets français. L’éminent homme d’état s’est peut-être bien trompé dans ses calculs; peut-être n’a-t-il pas assez prévu que l’abandon de la Pologne en 1863 amènerait, comme en 1831, une recrudescence de réaction dans les cours du Nord qui deviendrait fatale à l’œuvre même qu’il avait voulu préserver par cet abandon.