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Il était nécessaire d’entrer dans ces détails, car ils servent à rappeler une situation, ils servent surtout à expliquer une opinion qui a joué un rôle important à l’époque dont nous parlons. Cette opinion, en effet, a influé non-seulement sur la tentative du gouvernement français auprès de la cour de Saint-Pétersbourg dans les premiers jours du mois de mars 1863, mais sur les propositions mêmes que devait porter plus tard le prince de Metternich à Vienne dans la seconde moitié de ce mois. En un mot, les idées très exagérées qu’on entretenait alors à Paris sur l’état des esprits dans l’empire du tsar avaient fait naître la croyance que la constitution d’une Pologne, très restreinte il est vrai, mais réelle, pourrait être fortement appuyée par « l’opinion libérale » en Russie, pourrait même être concédée par Alexandre II, qu’on se figurait très alarmé du progrès des tendances « anarchiques » dans ses provinces propres. Cette croyance se fait jour dans un passage très significatif du discours prononcé par M. Billault au milieu de ce même mois (20 mars); il laisse assez bien voir l’ordre d’idées où se mouvait alors la politique française dans ses efforts pour la Pologne : « Est-ce que vous croyez, disait M. Billault dans le sénat, qu’il n’y a point pour la Pologne de très légitimes espérances à attendre de ce qui se passe aujourd’hui en Russie? Est-ce que vous croyez que ce gouvernement, lancé dans une nouvelle voie par la volonté de son souverain, sera assez aveugle, assez peu intelligent de ses intérêts pour risquer une complication d’agitations intérieures et ne pas chercher au contraire des solutions qui lui assurent le calme et la paix ?... Cette grande puissance est la plus intéressée, je n’hésite pas à le dire, pour sa force, pour son repos, pour la facilité de son action dans le monde, à résoudre cette question convulsive de la Pologne. Quelle conduite peut lui inspirer la juste appréciation de ces événemens? Je ne me prononce en aucune façon sur cette éventualité, non plus que sur les puissans avis appuyé sur de si pressantes considérations; je me borne à constater qu’il y a là des intérêts évidens, offrant un point d’action sérieux... »

Ces « avis appuyés sur de pressantes considérations » dont parlait le ministre sans portefeuille, cette « initiative » que conseillait à la Russie la dépêche de M. Drouyn de Lhuys citée plus haut, le gouvernement français les développait dans des pourparlers fréquens avec l’ambassadeur russe à Paris, dans des communications confidentielles envoyées à Saint-Pétersbourg, enfin dans une lettre autographe. On citait une parole que M. de Budberg recueillit à cette époque d’une bouche auguste, et qui résumait d’une manière pittoresque les idées et les conseils de la politique française à ce moment : « Il faut savoir se faire couper le bras à temps. » C’est que