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instruction secrète, adressée par M. Miloutine, ministre de la guerre, aux commandans supérieurs en 1862 et divulguée par le Kolokol de Londres, trahissait les préoccupations du gouvernement à cet égard; elle contenait même l’étonnante injonction de faire surveiller, dans certains cas, la conduite des officiers supérieurs par les subalternes et même par les soldats[1]. Cette supposition, alors assez accréditée, que l’armée russe elle-même était travaillée par une propagande active, perce dans un passage curieux d’une dépêche de lord Napier (7 février 1863), où, parlant de la funeste mesure de la conscription à Varsovie, l’ambassadeur anglais dit : « On peut encore se demander si le gouvernement russe agit avec prudence en consentant à incorporer tant d’élémens révolutionnaires dans son armée... » Enfin, au reçu de la nouvelle de l’insurrection polonaise, il se passa à Saint-Pétersbourg une scène militaire étrange et très caractéristique. La vraie couleur locale de cette scène, il ne faut pas la chercher dans la relation officielle et arrangée du Journal de Saint-Pétersbourg du 27 janvier 1863, et qui a passé dans toutes les feuilles de l’Europe, mais bien dans le récit très intéressant qu’en fait ce même lord Napier dans sa dépêche du 26 janvier.


« Hier, sa majesté (Alexandre II) passa en revue le régiment d’Izmaïlov, dans le grand manège, près du palais. Après la parade, l’empereur, qui était à cheval, ayant fait former le cercle autour de lui aux officiers du régiment ainsi qu’aux officiers-généraux de sa suite, parmi lesquels étaient les grands-ducs Nicolas et Michel, leur fit part des nouvelles qui lui étaient parvenues la veille des troubles de Pologne... En terminant, l’empereur prononça une phrase remarquable au sujet de la désaffection qui existe dans l’armée russe, disposition dont il s’est rencontré plus d’une preuve. Sa majesté dit que malheureusement on ne pouvait contester le fait; mais il ajouta qu’il avait l’intime conviction que, s’il se trouvait forcé d’appeler ses troupes à porter secours à leurs camarades en Pologne, il pourrait compter sur leur inébranlable fidélité. Il avait lui-même commandé le régiment d’Izmaïlov du temps de son père, et il savait qu’il pouvait avoir une entière confiance en lui. Ce n’était pas seulement dans les troupes de la garde qu’il avait cette confiance ; il était convaincu que le même sentiment de loyauté existait dans toute l’armée russe. Cette allocution, qui fut accueillie avec des acclamations enthousiastes, fut prononcée d’un ton si pathétique et si émouvant que plusieurs officiers furent émus jusqu’aux larmes, et que le grand-duc Michel, dit-on, sanglotait tout haut... »

  1. Encore au mois d’avril 1863, un agent anglais envoyé à Cracovie écrivait dans le rapport qu’il fit de sa mission à lord Bloomfield : « Il paraît que le gouvernement russe suspecte beaucoup d’officiers d’être imbus de principes libéraux, et on dit que les soldats ont reçu l’ordre d’obéir à leurs sous-officiers et caporaux et de surveiller les officiers. » (Dépêche de lord Bloomfield du 9 avril. Rapport de M. Mounsey.)