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ranger M. Sardou, comprennent d’instinct la nécessité de raviver, ne fût-ce qu’en les embrouillant, les ressorts de cette chose vague et mouvante qu’il est bien permis d’appeler ici la machine dramatique.

M. Sardou a eu l’art de remettre pêle-mêle au creuset certains élémens qu’il trouvait épars çà et là, mais il n’a pas eu la vertu féconde et réparatrice qui pouvait tirer de ce mélange quelque chose de neuf, d’homogène et de bien soudé. Il n’a point d’idéal ni de parti-pris franchement littéraire. C’est avant tout l’homme de la fantaisie, du désordre, des miscellanées, Son talent, qui effleure et sautille, ne saurait creuser des sujets et des caractères ; il se borne à reproduire les côtés mobiles de notre monde physique et moral. M. Sardou est un peintre agréable d’éphémères. Les types qu’il met au théâtre ont la vie de l’éclair qui passe et qui s’éteint. Tel était du moins le caractère et tel aussi l’intérêt fragile de ses première pièces, qui, toutes chargées de colifichets, miroitent à l’œil ; mais en abandonnant cette veine dramatique pour traiter le sujet de Don Quichotte à la façon d’une pièce à spectacle, M. Sardou s’est privé sans compensation des ressources et des habiletés que lui fournissait son genre d’esprit et d’observation.

N’est-il pas regrettable d’ailleurs qu’un écrivain qui parfois a fait preuve d’initiative ait eu l’idée de s’attaquer au chef-d’œuvre de Cervantes ? La figure de don Quichotte semble de celles à qui personne ne devrait toucher : ainsi que les types de Molière et de Shakspeare, ceux de Cervantes ne se reprennent pas sans péril. En Espagne même, nul imitateur, pas même Guilhen de Castro ou Calderon, n’a su tirer une heureuse copie d’un original aussi bien conçu et dépeint. M. Sardou n’a pas mieux soutenu l’épreuve. Il est impossible de reconnaître dans la tumultueuse fantasmagorie montée à grands frais par le Gymnase la haute et poétique satire espagnole. L’auteur des Pattes de mouche ne semble avoir vu dans don Quichotte que l’occasion de transporter sur la scène, avec la complicité d’un habile machiniste, les illustrations dont M. Doré a orné le roman de Cervantes. Sous prétexte de nous rendre sensibles les hallucinations du chevalier de la Triste-Figure, il a rempli sa pièce de spectres et de silhouettes grimaçantes. La fiction littéraire se trouve sacrifiée et bat en retraite devant l’accessoire multiple de la danse, de la musique et de mille étranges exhibitions. Est-ce ainsi que se réalisera le compromis qu’on semble poursuivre depuis quelque temps entre l’ancienne manière dramatique et la nouvelle ?

À côté de ce genre ondoyant, dont le caractère n’est pas encore nettement arrêté, une école dite du bon sens s’efforce de rajeunir et de vivifier notre théâtre sans avoir recours à ces élémens secondaires et matériels dont M. Sardou use si volontiers. Elle prend dans la vie pratique, des types et des situations dont elle tire des comédies simples, régulières et pour ainsi dire alignées au cordeau ; elle repousse les complications et se renferme dans un cadre bien limité. La Volonté, de M. Du Boys, que joue le Théâtre-Français, appartient à cette école géométrique dont le premier tort, selon nous, est en général d’employer le vers comme expression des idées et des sentimens. Il y a en effet quelque chose d’étrange et de forcé dans l’application de la poésie à des sujets si exclusivement réalistes ; on croit voir une maison bien bourgeoise, aux lignes lourdes et vulgaires, sur