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curiosité malsaine dont on se défendait naguère, à laquelle on s’abandonne aujourd’hui, un certain ennui de la dignité qu’on gardait, non sans quelque gêne, et dont on ne veut plus. Cette préoccupation du « quant à soi » dérivait d’un amour-propre qu’on a tout simplement remplacé par un autre, ce dernier beaucoup moins justifiable, beaucoup moins fécond en bons résultats, beaucoup plus périlleux, s’il faut tout dire. — La thèse contraire a ses défenseurs plus ou moins désintéressés. Le puritanisme n’est pas de leur goût ; ils cherchent le vrai sans s’inquiéter du beau. Le terre-à-terre leur va mieux que les échasses, et la Beauce mieux que les Pyrénées. Selon eux d’ailleurs, — et ceci a quelque chose de plausible, — la fusion des classes, qui est une des aspirations, un des résultats inévitables du progrès démocratique, produit naturellement et légitime dès lors la fusion des idiomes. La langue doit se faire toute à tous, sans acception de caste, et telle expression autorisée par le suffrage du grand nombre peut marcher de pair avec celles que le génie a créées d’un jet et qu’il a fait universellement accepter.

C’est encore, on le voit, transporter sur le terrain de la linguistique cette question de l’égalité, qui, — moins déplacée quand on l’étudie à d’autres points de vue, — joue un si grand rôle dans les controverses modernes. Pour nous, s’il fallait choisir entre la langue du bon sens, de la raison générale, la langue que parlait Addison ou Mme de Sévigné, et le slang de Londres ou celui de Paris, notre hésitation ne serait pas longue ; mais cette préférence si simple et si légitime, à laquelle les adhésions ne manqueraient pas, que vaut-elle pour le très grand nombre ? Ce que « vaut le caviar pour le million, » pour emprunter encore une locution au slang du temps de Shakspeare, c’est-à-dire ce que valent pour la foule les choses de nature exquise. La foule ne lit guère, et choisit encore moins le peu qu’elle lit. Elle écoute, curieuse et béante, elle répète sans trop de discernement ce qui fait le plus de bruit à ses oreilles. On parle à ses yeux par l’enluminure violente et non par les nuances délicates, à sa mémoire par la bizarrerie outrée bien mieux que par la grâce élégante. Une trivialité grotesque la saisit, — « l’empoigne, » vous dira-t-elle, — tout autrement que le plus ingénieux sous-entendu. Elle comprend, elle apprécie, elle goûte d’autant mieux le jargon qu’elle en tient fabrique, et qu’en lui parlant ce langage à part, en lui rendant ce qu’on tient d’elle, on flatte son amour-propre en même temps qu’on se place au niveau de son intelligence.

Voilà ce qui est, ou peu s’en faut. Ce qui sera, nous croyons le deviner, mais nous n’oserions le prédire. Il nous semble que, le million gagnant toujours de valeur, le caviar cessera petit à petit d’être pour lui une friandise trop recherchée. Nous ne nous berçons