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engagée, il devenait un « canard boiteux » (lame duck). Dans Lombard-street, où tant de métaphores, ce nous semble, sont légèrement déplacées, un billet de 500 livres sterling porte le nom de « singe » (monkey), une somme de 100,000 livres sterling celui de « prune » (plum), et le million lui-même (le million sterling, vingt-cinq de nos millions) se réduit, par un diminutif essentiellement poétique, aux proportions de cette fleur dorée qui chez nous porte le nom de « souci » (marygold), Passons sur les réflexions philosophiques auxquelles ce dernier rapprochement pourrait nous conduire. Le slang, au surplus, qui possède une trentaine de synonymes pour le mot homme, autant pour celui de femme, presque autant pour celui de voleur ou de constable, n’en a pas moins de cent soixante bien comptés pour les diverses espèces de monnaies, métal ou papier[1].


Le slang de la classe ouvrière a quelque chose de lamentable dans sa vulgaire énergie. Les ouvriers ne sont plus que des « mains » (hands). Chacun d’eux, selon qu’il reçoit ou non paie entière, est une pierre à feu, ou un excrément (flints or dungs). S’il fait un travail payé d’avance, il « traîne le cheval mort. » L’ouvrage manquant, ces pauvres diables se disent humblement « hors du collier » (out of collar). Ce travail qui leur fait défaut, ils l’appellent « graisse de coude » (elbow-grease), et le salaire lui-même est un screw (une vis, un écrou). De celui que renvoie un patron mécontent, les autres diront qu’il « a le sac, » expression consacrée aussi dans le slang parisien, mais avec un tout autre sens. S’il va chercher des consolations dans une pub[2] quelconque, où il lui est encore permis de boire on tick[3], c’est-à-dire à crédit, il en sortira peut-être dans un état d’ébriété plus ou moins avancée. Alors, selon l’occurrence, il sera light (serré de près), stewed (cuit à l’étuve), hazy ou foggy (brumeux), moony (influencé par la lune), elevated (entre ciel et terre), blued (passé au bleu), ou bien encore il aura finalement acquis d’incontestables droits au nom de lushington[4], qui, résumant

  1. La guinée est une « fève » (bean) ou un canary (un serin), le billet de banque un chiffon (rag) ou un flimsy, le shilling « un crochet » (peg) ou un « pourceau » (hog). L’or est de l’ochre ou du blond (ochre, blunt) , l’argent est de l’étain, du fer-blanc (pewter, tin). Il y a quatre appellations différentes pour l’humble half-penny, qui est indifféremment un brun (brown), un mag, un posh, un rap, d’où les locutions familières : I don’t care a rap (je ne m’en soucie pas pour un sou), I have not a rap (je n’ai plus le sou), etc. Le mot stiff (raide), appliqué au papier de banque ou de commerce, exprime avec bonheur le caractère impérieux, inflexible, de l’échéance fixe, la rigueur de l’ordre porté sur le billet.
  2. Pub pour public house.
  3. Locution de vieille date. Johnson la signale comme abréviation de on ticket, sur billet ou parole.
  4. Lushington fut jadis un brasseur renommé. Dans Bow-street, Covent-Garden, on voyait, il y a quelques années, un club Lushington ; mais le mot lush signifie en général tout ce qui se boit en fait de liqueurs enivrantes, et lushy figure dans le dictionnaire de Johnson comme « le contraire de pâle, » c’est-à-dire « enluminé. » De là certains doutes étymologiques laissés à l’appréciation du lecteur.