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caste, les parias de notre ordre social l’exercent jusque sur la plateforme du gibet. Quand il va être pendu (topped ou trined), l’infortuné pal agite aux yeux de la foule, avant de se livrer à Calcraft, un wipe, un stooke, un billy (mouchoir) de couleur rouge. C’est son testament, ce sont ses adieux, et ce signe cabalistique doit s’interpréter ainsi : « je meurs sans avoir trahi les miens, sans avoir fait la moindre révélation. » Ceci dit, la planche s’abaisse, le malheureux est lancé dans l’éternité. Il « meurt dans ses souliers, — dansant sur rien[1]. »

On voit quelle valeur a le cant, si l’on y cherche des documens sur cette redoutable famille des déclassés dont il est l’idiome favori depuis plusieurs siècles. La vie nomade, les cyniques instincts des parias de l’Angleterre s’y reflètent avec une énergie saisissante. Veut-on maintenant, sans sortir du domaine des idiomes et des mœurs excentriques qui sont l’objet de cette étude, — veut-on surprendre d’autres mystères moins sombres de la vie anglaise, c’est au slang qu’il faut s’adresser. Nous sommes ici sur un terrain essentiellement mobile. Le slang, la langue des coteries multiples de la société anglaise, ne varie pas seulement suivant les classes diverses qui le parlent, il se renouvelle pour chaque génération. Cromwell ne s’appelle plus « le vieux Noll, » Buonaparte ne s’appelle plus Boney, Wellington ne s’appelle plus Conkey[2]. Les débiteurs arriérés qui redoutent les poursuites du constable ne le traitent plus de Philistin ou de Moabite comme au temps du « joyeux monarque. » Le slang suranné d’Hudibras est aussi peu intelligible pour nous que le serait pour Samuel Butler celui dont se servent maintenant les héros de la fast-life, ou celui que forgent, pour les besoins de chaque semaine, les graves rédacteurs du Punch. On en peut dire autant du vieux Roger l’Estrange, de Swift, d’Arbuthnot, qui tous trois cultivèrent le slang de l’époque où ils vivaient. Autres temps, autres mots… Depuis lors a passé le slang des comédies qu’on ne joue plus, celui des bouffons de profession, comme Tom Brown ou le cabaretier Ned Ward, morts, enterrés avec leurs facéties, qui semblent anté-diluviennes. Celui que Jonathan Bee codifiait, réglementait en 1825, à l’usage du fameux boxeur Tom Crib, serait lettre morte pour Heenan et Sayers, glorieux successeurs de ce glorieux

  1. Die in one’s shoes, dance upon nothing, deux locutions qui expriment exactement la même idée : mourir à la potence. On dit aussi kick the bucket, donner du pied dans le seau, et cock one’s toes, armer ses orteils, les mettre au dernier cran. Cette dernière locution, si bizarre au premier coup d’œil, doit s’expliquer par un des phénomènes de la rétraction cadavérique : les pieds du mort, ramenés en arrière, ont pu rappeler la position que prend le chien de la batterie quand le fusil est armé.
  2. De conk, traduction libre du mot nose (nez). Il suffit d’avoir vu un buste, un portrait, surtout une caricature de notre illustre ennemi, pour apprécier la portée de ce sobriquet ironique.