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arrière-pensée blessante ; mais, n’en déplaise à la galanterie de nos aïeux et à la tolérance de nos grand’mères, il y avait bien quelque brutalité cachée dans l’expression de « friand morceau. »

Les savans envisagent l’argot à un autre point de vue. Il est pour les philologues de profession une espèce de silo ténébreux où se sont conservés, sous leur forme et avec leur sens primitifs, une foule de mots soustraits à l’usage universel et par. là préservés de l’altération graduelle qu’il entraîne. C’est ainsi que l’entend le docteur Latham quand il remercie les voleurs de Londres d’avoir conservé mainte et mainte locution anglo-saxonne. M. Mayhew, lui aussi, dans sa curieuse enquête sur les classes laborieuses et les classes pauvres de la capitale anglaise[1], reconnaît que beaucoup de locutions appartenant soit au cant, soit au slang, sont tout simplement d’anciennes façons de parler, très légitimes dans le principe, mais tombées en désuétude en vertu des caprices de la mode. Ainsi de l’adjectif crack dans le sens d’excellent, supérieur, etc., et du verbe crack up, dans celui de louer, vanter, préconiser ; ainsi du substantif dodge (un bon tour, un fin stratagème), qui vient, paraît-il, du plus pur anglo-saxon[2], et ne sert plus qu’à désigner les fraudes éhontées de la mendicité la plus vile. En revanche, une certaine quantité de mots ont humblement débuté dans les bas-fonds du cant et du slang pour conquérir plus tard droit de cité. Beaucoup de ceux-là sont nés en France, et nous n’avons pas à les désavouer (incongruous, insipid, intriguing, equip, serviront d’échantillons). D’autres (forestal, indecorum, hush, grapple, etc.) sont de construction britannique, et tous, il y a cent cinquante ans, figuraient dans les vocabulaires spéciaux de la cacologie[3].

Ces vocabulaires sont nombreux. Outre ceux que nous avons déjà cités, on a les ouvrages de Thomas Decker (the Bellman of London, 1608, Gull’s hornbook, 1609, O per se O, 1612, Lanthorne and Candle-light, 1608, 1616, 1648), la Canting academy de Richard Head, 1674, le Blackguardiana de James Caulfield, 1795, le Lexicon balatronicum et macaronicum de John Badcock, qui, tantôt sous le pseudonyme de Hinds, tantôt sous celui de Jon. Bee, s’était constitué l’annaliste didactique du turf, le grammairien des jockeys. On a aussi la chronique picaresque de Bamfylde Moore Carew, surnommé le roi des mendians, et les Vies de Jonathan Wild, de Jack Sheppard,

  1. London Labour and London Poor, 3 volumes.
  2. Deogian, prétexter, tromper.
  3. On les a relevés dans un Dictionnaire des Coquins, — Scoundrel’s Dictionary, — publié pour la première fois, en 1710, à la suite d’un ouvrage intitulé Bacchus and Venus. Tous deux ont été réimprimés plusieurs fois, soit ensemble, soit séparément, en 1737,1754, etc. Nous pensons du reste que ces expressions y figuraient seulement comme néologismes illicites, car on ne voit pas dans quelle intention et pour quel usage les bandits du siècle dernier auraient importé ou créé des mots de cet ordre.