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seule différence un peu essentielle est que dans les pays régulièrement policés, où la justice est armée de pouvoirs suffisans et dispose d’instrumens efficaces, la république souterraine, l’état secrètement formé dans l’état, pour faire face à d’incessantes attaques, pour échapper à des dangers sans cesse renouvelés, cherche d’instinct à multiplier les liens qui font sa force, ou, pour mieux dire, suppléent à sa faiblesse. Il faut s’unir, s’entendre, combiner les élémens de la défense, et tout ceci sans livrer ses secrets à la vigilance de l’ennemi, qui est tout le monde. Il faut se reconnaître, se démêler parmi la foule, et, dans tels lieux publics que le hasard vous rassemble, échanger, sans être compris, le mot de passe ou le mot d’ordre. Ce premier problème a été résolu non par un seul homme, non pas. en un jour, mais par une série de générations successives, et depuis déjà quelques siècles, au moyen de cet idiome à part que nous appelons argot, et qu’on retrouve en Espagne sous le nom poétique de germania, tandis que les Allemands l’ont baptisé rolhwalsch (italien rouge). Les Italiens eux-mêmes le nomment gergo. Les Anglais, dans l’origine (c’est-à-dire dès le milieu du XVIe siècle), le désignaient à nos dépens comme « le français des colporteurs » (pedlars’ frenche, dit Harrison dans sa description de l’Angleterre, servant de préface à la Chronique d’Holinshed) ; mais vers le même temps une autre locution venait de naître, plus pittoresque et moins faussée par les préventions populaires.

Thomas Harman, dont le curieux lexique, imprimé en 1566, prend le pas, comme le plus ancien, sur tous les autres dictionnaires d’argot, nous donne le mot cante (chanter) comme synonyme de parler. Il y a là une évidente allusion à la plaintive mélopée dont les mendians font usage pour attendrir l’inconnu auquel ils s’adressent. Ce parler chantant ou chant parlé, devenu la langue des bandits et des filles perdues, s’imprègne fortement, dès l’origine, de l’idiome des gypsies ou bohémiens, qu’on voudrait rendre, encore aujourd’hui, responsables de cette création : douce illusion de l’orgueil britannique, en vertu de laquelle le vagabondage, le vol organisé, les industries illicites, seraient d’importation étrangère, et ne dateraient dans les annales des trois royaumes que du jour où les « Égyptiens » débarquèrent sur le sol immaculé d’Albion ! Ils y trouvèrent très certainement, quoi qu’on en veuille dire, ils y propagèrent peut-être le goût de la vie errante et désordonnée ; à leurs bandes errantes se mêlèrent celles de leurs dignes émules. Il y eut bientôt alliance non de sang, mais d’intérêts et de rapines. On se répartit les districts, on se groupa pour exploiter chaque branche de mendicité ou de vol ; on trouva convenable et profitable de marcher d’accord. Restait la difficulté du langage usité parmi les nouveau-venus, langage bizarre, d’origine asiatique, et auquel