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pour en prendre copie sous ses yeux ; lui-même enfin se mit à compiler des matériaux pour plusieurs ouvrages qu’il rédigea plus tard. Quelques religieux occidentaux, conduits à Chalcide par une vocation semblable à la sienne, et chez qui le goût des lettres n’était pas éteint, se réunissaient à lui de temps à autre pour lire et pour converser. On aime à se figurer, sur cette limite de la terre habitable, cette petite académie de moines, dont les jardins étaient le désert, agitant en face d’une cellule les plus graves questions de la destinée humaine. Ce fut pour Jérôme une époque de douce quiétude qu’il regretta souvent au milieu des traverses de sa vie. Cependant il lui manquait un ami, un ami vrai, un frère dans lequel il pût verser avec assurance toutes les émotions de son cœur, car Évagre, attentif d’ailleurs à tous ses besoins, n’était point cela pour lui. Il songea d’abord à Rufin. Ce compagnon de sa jeunesse, après s’être fait ordonner prêtre dans Aquilée, était parti pour l’Égypte, où il avait rencontré Mélanie, en compagnie de laquelle il avait visité les solitudes de Nitrie et de Thèbes, et on attendait incessamment leur arrivée à Jérusalem. Voilà ce que Jérôme apprit d’un de ces prêtres qui circulaient d’église en église et de monastère en monastère colportant les nouvelles et les lettres. Il écrivit donc à Rufin pour le supplier de venir à Chalcide visiter un ami qui ne l’avait point oublié ; ne recevant point de réponse, il écrivit de nouveau par l’intermédiaire du gouverneur de la province, mais sans plus de résultat. Sa pensée alors se tourna vers le pacifique et timide Héliodore, qui l’avait si prudemment quitté au moment d’affronter le désert : il espéra le gagner cette fois par une peinture irrésistible des dangers du siècle et des ravissemens de cette solitude, qu’il avait eu le malheur de fuir. Recueillant toutes ses réminiscences classiques, il composa d’un style très travaillé une épître exhortatoire dont l’effet trompa et dépassa tout à la fois son attente, car Héliodore ne vint pas, mais tout le monde dans les cercles chrétiens sut l’épître par cœur. Fabiola la récitait devant Jérôme lui-même, dix ans après, à l’ermitage de Bethléem. On voudrait, dans cette déclamation trop empreinte des procédés de l’école, distinguer aujourd’hui les passages qui excitèrent la dévotion des contemporains et l’enthousiasme des pieuses patriciennes de l’Aventin : on n’y trouve guère qu’une amplification outrée sur le principe fondamental de la théorie monastique, à savoir qu’il faut briser tous les liens naturels ou sociaux pour être à Jésus-Christ. C’est la doctrine que Mélanie avait mise hardiment en pratique, et l’on peut croire qu’elle n’était pas sans succès dans des familles mixtes, comme beaucoup de familles romaines, où le contraste des croyances religieuses entretenait des dissensions et de sourdes révoltes. Une école qui voulait