Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/382

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Angleterre. Voilà trente-quatre ans que nous nous y préparons, et c’est hier encore que, des hauteurs de l’Alma, nos soldats volaient au secours des life-guards et des highlanders. Depuis cette époque, le fantôme de l’invasion a fait sortir de terre une armée de volontaires effarés ; mais le clairon des zouaves ne s’est encore fait entendre des Anglais que dans la journée d’Inkermann. Nous avons donc le temps d’affermir notre programme et de le bien considérer sous toutes ses faces. Nous avons eu jusqu’ici l’initiative des plus hardies et des plus fécondes nouveautés ; il n’est pas probable que sous ce rapport on nous devance. Tranquilles du côté des instrumens qu’on nous prépare, nous avons plus sujet encore de l’être du côté de ceux qui s’en serviront. Je le répète, notre corps d’officiers n’a pas son pareil en Europe ; celui des sous-officiers a la même valeur. Les matelots, peu nombreux, le sont assez depuis que les équipages, réduits de plus de moitié sur les étranges et formidables navires de nos jours, tendent à se restreindre encore. Ils sont instruits, vaillans et d’une douceur, qui fait de la discipline navale un jeu. Si, comme on l’a dit souvent, la marine est la plus fidèle image de l’état social d’un pays, nous avons lieu de nous féliciter de la situation morale de la France. En fait de matériel, il est urgent d’être novateur. Quand il s’agit de personnel, j’incline vers la conservation, vers celle, bien entendu, qui améliore, qui perfectionne avec soin les détails, mais qui respecte les principes des choses. Ce bien dont nous jouissons, il n’est pas né en un jour. Il est d’abord l’héritage du grand siècle, le legs respectable et précieux de Colbert. Le règne de Louis XV lui-même a eu ses traditions. Les officiers qui avaient connu Duguay-Trouin, l’amiral de Court et M. de l’Étenduère n’ont pas été inutiles à la génération qui a fait la guerre d’Amérique. Les chefs qui nous ont instruits sous la restauration et sous le gouvernement de juillet nous venaient de l’empire[1]. Nous-mêmes

  1. Une de mes querelles avec l’amiral Lalande, — car il avait assez de condescendance pour me permettre de soutenir, non sans vivacité, des opinions qui n’étaient pas toujours d’accord avec les siennes, — portait sur les critiques, à mon gré, un peu trop sévères qu’il adressait souvent à une époque marquée, il est vrai, par de grands désastres. Je retrouve une lettre, datée du 29 juin 1841, dans laquelle l’excellent amiral veut bien prendre la peine de m’expliquer à ce sujet sa pensée. « Je crois important, me dit-il, de redresser ton jugement sur l’opinion que tu m’attribues à l’égard de mon temps, c’est-à-dire à l’égard de la marine de la république et de l’empire. Les Duperré, les Jurien, les Bourayne, les Bouret, les Dupotet, etc., ont mille fois raison d’être glorieux de leurs hauts faits, car avant et depuis eux on n’a rien fait ni de mieux, ni d’aussi bien ; mais à qui doivent-ils et devons-nous cette gloire ? A eux, Il eux tout seuls, à leur valeur personnelle, car il n’existait rien dans les institutions ni dans les usages qui leur vint en aide. Où ils ont non-seulement passé, mais triomphé, cent autres seraient restés, et cent autres ont succombé à bien plus faible épreuve. Ceux qui n’avaient pas une valeur supérieure, qui n’avaient pas ce mérite si rare d’inspirer confiance et affection, ont tous succombé, quelle que fût leur valeur comme marins et comme militaires. Or ce n’est pas pour les hommes supérieurs et hors ligne qu’il faut faire des règles, c’est pour le commun des martyrs, et c’est pour ce commun des martyrs que nous sommes mille fois mieux en mesure qu’autrefois. L’armée de Ganteaume, dont je faisais partie, sortait pour combattre, sans avoir jamais tiré un coup de canon et sans avoir essayé de prendre un ris. Vit-on jamais une incurie pareille ? Et pas plus tard qu’en 1831 n’a-t-on pas vu quelques-uns des vaisseaux qui allaient forcer l’entrée de Lisbonne dans le même état d’ignorance ? Et en 1836 ! En 1836, on sortait, pour aller dicter la loi aux Américains, dans un état pire encore. C’était un fouillis comme ceux que j’ai vus à nos sorties sur le Colosse en 1819 et sur l’Eylau en 1824, c’est-à-dire que ces vaisseaux ne valaient pas, pour quoi que ce fût, la plus mince des frégates. Avec ce système, on ne peut avoir que des défaites, à moins, comme je te l’ai dit, de confier chaque bâtiment à un de ces hommes qui domptent les événemens et la fortune. S’en trouve-t-il beaucoup ? — Dixi. »