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brick était tout trouvé. L’un des fils serait capitaine, le second subrécargue, le troisième maître d’équipage, le quatrième matelot. On y joindrait deux ou trois vagabonds ramassés sur le port, et on serait prêt à partir, s’il le fallait, pour l’Amérique. Du premier coup on n’alla pas si loin, mais on n’en fit pas moins une campagne lucrative. Un beau jour, nous vîmes apparaître dans le Bosphore le fameux brick équipé à Syra. Il avait été chercher un chargement de caroubes à Candie, et il le portait à Odessa. Avec de pareilles mœurs et de semblables aptitudes, la Grèce n’est-elle pas destinée à nous montrer un jour une des premières marines marchandes du monde ?

On s’étonnera peut-être que j’aie parlé de nos fréquentes promenades dans le Bosphore, lorsque les vents de sud y sont si rares et que les vents de nord y sont si enchaînans. Ce n’était pas en effet un petit effort d’industrie et de persévérance que d’accomplir en tout temps ces courtes traversées. Nous mettions près de deux jours à parcourir une distance de onze à douze milles. Nous partions généralement de Tophana vers une heure de l’après-midi, aussitôt après le dîner de l’équipage. Louvoyant le long de terre sans sortir du contre-courant, nous arrivions en deux ou trois bordées à la hauteur du palais de Tchéragan. Là, il fallait nécessairement laisser retomber l’ancre. Chaque fois qu’on nous voyait arriver à ce mouillage interdit, un caïque se détachait invariablement du palais et venait nous avertir que nous ne pouvions pas rester là. Nous le savions ; mais pendant ce pourparler nous avions allongé tout ce que nous avions de faux-bras, de drisses et d’amures de bonnettes, jusqu’à la pointe voisine, sur laquelle s’élevait une espèce de cabaret peint en rouge dont le balcon reposait sur des pilotis. Pour atteindre la pointe, ces amarres suffisaient ; pour la doubler, il nous fallait recourir à nos avirons de galère. Nous arrivions ainsi dans une baie où nous faisions usage d’un nouveau moyen. Une partie de l’équipage, débarquée à terre, tirait le navire à la cordelle. Tout cela pourtant n’était pas la grosse affaire : le difficile était de franchir le coude que forme le Bosphore près de Dolma-Batchi. Le courant est si violent en cet endroit que les caïques eux-mêmes, ces fines mouettes qui semblent voltiger sur l’eau, ne réussissaient pas à doubler la pointe, s’ils ne se faisaient haler par des hommes apostés sur le quai tout exprès. La rive par exemple est à pic, et vous pouvez la serrer sans danger. Nous passions ordinairement la nuit accostés à terre, tranquilles dans ce repli de la côte, en dehors auquel s’épanchaient, avec la rapidité d’un torrent, les eaux de la Mer-Noire. Le matin venu, le calme atténuant un peu la vitesse du courant, nous nous disposions à tenter le passage. Une cinquantaine