Ainsi perçait, près d’un an avant le traité du 15 juillet 1840, ce projet d’arrangement direct entre le vice-roi et le sultan, projet sage et loyal au fond, qui se fût réalisé sous les auspices de la France, si la France eût été plus forte que toute l’Europe. La Russie exploita habilement contre nous la jalousie de l’Angleterre. Quand je rejoignis, vers la fin de septembre, l’amiral Lalande devant Ténédos, la cordialité de nos anciens rapports avec l’escadre anglaise avait disparu. Nous choisissons nos amitiés, et souvent il ne nous déplaît pas de les choisir à l’encontre de la politique de nos gouvernans. En Angleterre, les choses ne se passent pas ainsi. On dirait que nos voisins ne sauraient être aimables que par ordre de l’amirauté. La froideur subite qu’on nous témoigna nous surprit, mais nous avertit en même temps. Nous comprîmes que le jour pouvait venir où ces émules seraient des ennemis, et nous les estimions trop pour ne pas les tenir, malgré leur apathie apparente, pour les plus sérieux ennemis que nous pussions avoir. À dater de ce moment, ce fut vers les exercices de guerre que se porta toute notre attention. L’amiral prit la mer et alla croiser au large entre Saint-George de Skyro et Ipsara. Nous étions au mois de novembre 1839. C’est déjà une saison avancée dans l’Archipel. Le temps fut souvent orageux, et certes il n’était pas facile de faire évoluer huit vaisseaux rangés sur deux colonnes dans ce bassin étroit où il fallait chaque nuit virer deux ou trois fois de bord. Je me souviens d’un signal du Montebello, qui se trouvait en tête de la colonne du vent, nous avertissant tout à coup vers onze heures du soir que la route était dangereuse à tenir. Nous avions deux ris aux huniers, la mer était grosse, le ciel noir comme il l’est en octobre ; le vent soufflait par rafales. Nous dûmes virer lof pour lof par la contre-marche, le temps ne nous permettant pas d’exécuter cette manœuvre vent devant. Chaque vaisseau, couvert de fanaux, répétait le signal du vaisseau-amiral. Quand l’évolution commença, ce fut un pêle-mêle de feux au milieu desquels les yeux les plus exercés avaient peine à se reconnaître. L’amiral ne trouvait jamais la ligne assez serrée. Il voulait que son escadre fût compacte. De jour, nous naviguions presque beaupré sur poupe ; de nuit, l’intervalle entre les vaisseaux n’était souvent que d’une encablure.
La tactique a fixé la distance entre les colonnes, de telle façon que le vaisseau de tête de la colonne sous le vent puisse être certain, quand il vire de bord, de ne pas trouver sur sa route le vaisseau de queue de l’autre colonne ; mais l’amiral avait interverti tout cela : il faisait constamment rapprocher les colonnes. Il faut, disait-il, s’habituer à manœuvrer serré. » Je ne me rappelle pas avoir fait de campagne plus fatigante en ma vie. Le poste qui m’avait été