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de ce roi du désert quand la faim le presse et qu’il bat ses flancs de sa queue. Il y avait à peine deux ou trois jours dans la semaine qui ne nous trouvassent pas sous voiles, et pourtant les évolutions n’étaient pas sans danger entre ces îles où s’épanche le courant violent des Dardanelles. Plus d’un vaisseau faillit être compromis, des abordages eurent lieu, des murmures s’élevèrent. L’amiral conserva son éternel sourire ; les manœuvres n’en devinrent que plus hardies et plus fréquentes. Nos progrès furent si rapides que les Anglais s’en émurent. Ils formèrent des divisions détachées de leur escadre et les envoyèrent croiser au large ; mais ils se gardèrent bien de les exposer aux périls que nous bravions tous les jours.

Un germe de dissentiment commençait cependant à se glisser, non pas encore entre les deux escadres, mais entre les deux politiques que la crainte d’un danger commun avait réunies. La France s’était prise d’un engouement subit pour ce pacha dont la puissance était en partie son œuvre, car c’étaient des Français qui avaient instruit, commandé les flottes et les armées de l’Égypte. Avec cette vivacité d’impressions qui lui est propre, elle croyait facile de fonder une nouvelle dynastie à Constantinople, ou du moins à côté de Constantinople. Tout ce qu’on pourrait arracher au sultan lui semblait autant de gagné sur les Russes. Telle n’était pas sans doute l’opinion du gouvernement français, encore moins celle de l’homme éminent que nous avions été chercher dans les rangs de notre flotte pour l’accréditer, en qualité d’ambassadeur, auprès de la Porte-Ottomane. L’amiral Roussin s’était déclaré nettement contre des tendances dont il pressentait le danger ; mais le sentiment public était le plus fort, et il obligeait notre politique, malgré les avertissemens répétés de l’ambassadeur, à se montrer toujours favorable aux prétentions du pacha. En Angleterre au contraire, on n’a jamais cessé de prendre l’intégrité de l’empire ottoman au sérieux. C’est une idée étroite peut-être, mais qui s’explique par l’influence prépondérante que le gouvernement britannique exerce dans les conseils et dans les provinces de cet empire affaibli. Porter atteinte à une tradition si chère, et surtout y porter atteinte au profit de l’Égypte, était une imprudence pour qui voulait rester l’allié de la Grande-Bretagne. Si le vice-roi avait des droits incontestables à notre sympathie, il avait pris soin, il faut le dire, d’inspirer de tout autres sentimens aux Anglais, car c’est lui qui les avait chassés de l’Égypte. Cette rancune toutefois eût peu influé sur les décisions du cabinet britannique ; mais ce cabinet, qui sentait sa force en face de notre isolement, ne pouvait voir sans ombrage la puissance dont le pavillon avait flotté au Caire occuper encore une