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ne peuvent justifier la mesure d’un recrutement arbitraire… C’est une exception si flagrante et si choquante au système général qu’elle tend à ébranler la confiance publique dans la sincérité et la loyauté (consistency) du gouvernement russe, et éveille des appréhensions fâcheuses sur sa politique future dans d’autres questions (in other respects). » Lord Napier résume ainsi son opinion sur les conséquences de la victoire que la Russie s’est flattée d’obtenir « en provoquant et en étouffant l’insurrection : » — « Sans doute, dit-il, beaucoup de patriotes polonais seront tués ou envoyés dans les provinces asiatiques, ou laissés dans un long esclavage militaire, et les forces matérielles du parti révolutionnaire peuvent être diminuées pour un temps ; mais pour chaque patriote tué, réduit au silence ou enfermé, cent peut-être se lèveront dans la génération nouvelle, qui aura accepté ce récent héritage de haines et de vengeances. Le comte Russell répondit à l’ambassadeur (11 février), dans ce style laconique et sentencieux qui lui plaît tant, qu’il partageait complètement ses vues. « Aucun raisonnement ne peut donner le droit de changer la conscription en proscription (to turn conscription in proscription), de condamner des hommes au service militaire parce qu’ils sont soupçonnés de projets révolutionnaires ; la sécurité de l’innocence est ainsi détruite d’un seul coup. » Lord John ne se fit pas faute de répéter son heureux jeu de mots de conscription et proscription en plein parlement, et ce mot restera.

Il est permis de croire que le gouvernement français portait au fond, et dans son for intérieur, le même jugement que lord Russell sur la catastrophe de Varsovie ; mais, très engagé dans le système d’une entente avec la Russie, désireux de ne pas rompre un accord si soigneusement entretenu, il s’enferma d’abord dans une réserve absolue, et ce silence forcé en face d’une émotion publique très vive dans les premiers momens, peut-être bien aussi le dépit de n’avoir rien fait pour empêcher de si douloureux événemens, ne laissèrent pas de lui causer une certaine irritation. Cette irritation se trahit dans le langage de M. Billault, alors qu’interpellé au corps législatif (séance du 5 février 1860) sur le soulèvement polonais, le ministre sans portefeuille le qualifia durement comme l’œuvre des « passions révolutionnaires. » Les passions révolutionnaires ! c’était en effet la seule explication que la cour de Saint-Pétersbourg voulut bien donner de cette lutte inégale et sanglante qu’elle avait tout fait pour provoquer ; elle n’épargnait pas non plus aux Polonais les reproches obligés de démagogie et de socialisme[1], tout en ne négligeant

  1. Lord Napier écrit sous la date du 10 février 1863 : « Le prince Gortchakov me dit que pas un propriétaire foncier de quelque importance n’avait pris part à la révolte, dont le caractère socialiste était démontré par la proclamation du comité de Varsovie, qui accorde aux paysans la pleine propriété des terres qu’ils occupent… » Nous sommes loin de vouloir défendre en tous points cette proclamation ; après tout cependant, elle stipulait une indemnité pour les anciens possesseurs du sol et respectait les droits acquis. Que devrait alors penser le prince Gortchakov des ukases du 2 mars 1864 et de l’œuvre de M. Miloutine, dont M. Léonce de Lavergne a démontré ici même le caractère subversif, bouleversant toute notion de justice et de propriété, et qui restera comme le monument éclatant du socialisme russe en Pologne ? — Voyez la Revue du 1er mai.