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était maintenant bien résolue à ne plus accepter de rôle secondaire, à garder sa part d’influence marquée, à se faire une large part dans les grandes combinaisons de l’avenir.

Qu’on ne l’oublie pas non plus, il se passait alors dans l’intérieur même de l’empire des tsars un mouvement qui devait, par sa nature, beaucoup contribuer à propager, à justifier, à idéaliser en quelque sorte le nouveau système d’alliances qui essayait de s’établir. À l’avènement de l’empereur Alexandre II, la Russie était devenue tout à coup libérale et réformatrice : elle le disait, et on la croyait volontiers. La mesure qui émancipait les paysans avait gagné au successeur de Nicolas l’admiration et la reconnaissance de tous les gens de bien. On n’approfondit pas trop le caractère et la portée de cette mesure ; on ne se demanda point par exemple si, au lieu de créer des hommes libres et responsables, le tsar n’organisait pas plutôt un vaste communisme plus commode à manier pour la bureaucratie et les chefs militaires : on s’en tint au seul mot d’émancipation, et il avait certes de quoi charmer et éblouir. De grandes entreprises en outre inaugurées simultanément en Russie pour un vaste réseau de chemins de fer et de canaux, diverses créations d’usines, d’institutions de crédit, etc., y attiraient les capitaux de l’étranger et à leur suite la disposition naturelle à espérer beaucoup pour ce pays, à promettre et à trouver bien des choses brillantes là où on allait commencer des affaires d’or. Des mariages contractés avec des familles moscovites par quelques hommes considérables de l’Occident servirent également à établir une communauté d’intérêts, à créer des centres attrayans et actifs d’une propagande politique en faveur de la Russie. L’opinion publique cédait volontiers à ce courant nouveau, principalement en France, et les froissemens continuels qu’on avait a subir du côté de l’Angleterre, les justes amertumes nées de l’expédition de Syrie, faisaient ressortir avec d’autant plus d’éclat l’amabilité et la sociabilité des Russes. Quant aux Russes eux-mêmes, ils furent aussi charmés qu’enorgueillis de la situation qui venait de leur être faite si subitement. Esclaves d’hier, ils s’entendaient proclamer « progressistes » et réformateurs, les amis de la liberté italienne, de toutes les libertés du monde. Vaincus de Sébastopol, ils se voyaient respectés de nouveau, hautement considérés et devenus les alliés de la France. L’idée d’une action commune avec la France les exaltait, et dans un élan de sincère enthousiasme ils se croyaient à la veille d’un partage du monde[1]

  1. Vers la fin de 1862 parut en Allemagne un écrit des plus remarquables et que les agitations seules de l’année suivante ont pu jusqu’ici rejeter dans l’ombre. C’était l’œuvre d’un diplomate russe célèbre dans la littérature politique, le même dont le livre sur la Pentarchie, publié il y a bientôt vingt ans, eut alors un retentissement qui ne s’est pas encore tout à fait perdu. Le nouvel ouvrage du pentarque a pour titre les Cabinets et les Alliances de l’Europe (Europa’s Cabinete und Allianzen, vom Verfasser der Pentarchie, Leipzig, Wigand, 1862) ; il trace le nouveau programme d’une politique universelle, avec ce mélange de mysticisme et de ruse, de grandeur visionnaire et de minutie pratique qui est le propre de la métapolitique moscovite, et la fait parfois ressembler aux étonnantes conceptions de l’ordre des jésuites, dont M. Michelet a si finement discerné le caractère fantasque et « halluciné » à côté de vues très réalistes et très positives. L’auteur prend pour point de départ le changement « radical » introduit dans les rapports des cabinets et des peuples par la révolution de février et l’établissement du second empire. L’ancienne pentarchie est dissoute et ne peut plus être restaurée. « On se tromperait, étrangement si l’on croyait que les rapports actuels des états et des nations et les principes courans du droit des gens se maintiendront encore longtemps. Tout au contraire démontre jusqu’à la dernière évidence qu’il n’y a d’avenir possible que pour de grands complexes d’états, dont chacun serait basé sur une puissante nationalité et sur la nécessité manifeste de constituer un corps distinct (p. 3). » Ces complexes d’états se résument en trois races, — les races romane, germanique et slave, — auxquelles correspondent trois centres de gravitation, la France, la Prusse et la Russie. L’Autriche est une « nécessité à coup sûr, — mais une nécessité bien surprenante, puisque pendant les treize dernières années elle a dû lutter quatre fois pour son existence même (p. 177). » L’Angleterre dépérit dans son égoïsme brutal ; et quant à l’alliance anglo-française, lit-on p. 80, « ce fut là, pendant un moment, une magnifique duperie, et le rideau est déjà tombé, grâce à Dieu, sur cette comédie d’intrigue : il est temps de monter une autre pièce avec la Grande-Bretagne, pour laquelle son grand poète Shakspeare a depuis longtemps indiqué le titre : Taming of the shrew (la Grondeuse mise à la raison). » La misérable et « soi-disant » question polonaise (lit-on plus loin, p. 286) ne petit pas faire obstacle à une union indiquée par la force des choses (l’alliance franco-russe). Là ne se bornent pas les rêveries du publiciste moscovite. La frontière du Rhin, la question romaine, la question d’Orient, lui inspirent des pages non moins curieuses. La France a besoin de la frontière du Rhin (p. 144) ; elle a encore bien plus besoin de la solution de la question d’Orient, car la question d’Orient, dont on fait si méchamment une ambition russe, n’est tout simplement qu’un intérêt éminemment français, la question de la liberté de la Méditerranée (p. 317), et pour assurer cette liberté la France doit revenir le plus tôt possible sur sa « fatale aberration » du congrès de Paris et travailler à rouvrir le Bosphore à la marine russe (p. 259). Dans cette question d’Orient, c’est la France qui a des intérêts matériels ; la Russie, tant calomniée, n’y a que des intérêts moraux, religieux : « elle ne demande pas Constantinople, elle ne demande que Sainte-Sophie, et non pas pour elle-même, mais pour l’église orthodoxe (p. 300). » Sur ce terrain religieux même, les vues de la France et de la Russie sont appelées à coïncider d’une manière vraiment providentielle. « La situation du tsar envers le patriarcat de Constantinople a son corollaire maintenant dans la situation de l’empereur de l’Occident vis-à-vis de la papauté de Rome. Napoléon III exerce à l’heure qu’il est avec un plein droit son patronage sur Rome. Toutefois, — le maintien de la papauté à Rome étant devenu impossible, et de l’autre côté la nécessité pour le chef de l’église latine de posséder en souverain un point quelconque du globe étant également démontrée, — l’antique Jérusalem ne s’offre-t-elle pas d’elle-même comme la place prédestinée où devraient régner les deux chefs des deux églises catholiques, et n’est-ce pas là tout le fond de la question d’Orient (p. 302-5) ? » — « Le rapprochement paisible et mutuel des deux églises, latine et grecque, n’est-ce pas là le but le plus élevé à assigner à une alliance entre deux empires chrétiens (p. 259) ? » Cette alliance, la Russie l’attend, mais ne la précipite pas ; sa politique se résume dans le mot d’Hamlet : the readiness is all (p. 133). La Russie centuple ses forces, augmente ses acquisitions en Asie, développe sa marine, l’émancipation des paysans lui procurera des armées plus nombreuses qu’elle n’en a jamais eu, des richesses incalculables ; la blessure de Sébastopol est guérie depuis longtemps, et le tsar peut dire le mot du grand-vizir après le désastre de Lépante : « On s’est donné la peine de nous raser la barbe ; eh bien ! la joue est lisse pour le moment, mais la barbe repoussera demain (p. 245). » — « La Russie peut se suffire pleinement ; elle n’a aucun besoin de rechercher des alliances, et c’est précisément le moment le plus favorable pour en stipuler une (p. 246). » Enfin l’auteur conclut par ces paroles (p. 328) : « C’est sur l’union franco-russe que repose pour l’avenir l’équilibre de l’Europe et de toute politique universelle, jusqu’à ce que la paix du monde soit définitivement établie et garantie au moyen d’une triple alliance des monarchies universelles (universalmaechte). Que Dieu hâte cette dernière et définitive alliance ! Ce ne, seraient pas seulement les trois races principales du système européen, la race romane, germanique et slave, mais aussi les trois églises chrétiennes qui trouveraient leur expression et leur conclusion (abschluss) dans cette alliance des alliances… »