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dans Arioste, ce n’est pas lui qui aurait lutté victorieusement avec Catulle pour exprimer le désespoir d’Olympia abandonnée par Bireno, ou qui aurait pris plaisir à raconter, comme Boccace, la sauvage histoire du Basilic salernitain. Non ; il faut que ses héroïnes et ses héros s’endorment dans la mort comme les nymphes du Corrège parmi l’ombre des bois, et que les douleurs de ceux qui survivent voltigent sur leurs tombes comme les mânes du bonheur.

Les mêmes observations s’appliquent à ses peintures de l’amour. La forme de l’amour que le Tasse affectionne est celle qui se trouve dans l’Aminta et que nous avons déjà essayé de décrire, une élégante diablerie, une sensualité gracieuse, ou bien celle que l’on trouve dans ces Rime amorose dont M. Cherbuliez a exprimé le caractère dans une page charmante, après laquelle il n’y a plus rien à dire. Une fois, une seule, le Tasse a trouvé et fait entendre les vrais accens de la passion dans le discours d’Armide à Renaud qui s’enfuit, et encore est-il vrai de dire que ce morceau ne s’éloigne pas autant qu’il le semble de cette sensualité qui est le caractère de l’amour dans le Tasse. Ce qu’Armide y exprime en termes d’une si véhémente éloquence, c’est moins l’amour trahi que le désespoir des sens. La passion d’Armide a tous les caractères de la sensualité passionnée : l’âpreté égoïste, l’énergie d’humilité, l’ardeur d’avilissement, la bassesse fiévreuse et pathétique. Comme elle se traîne aux pieds de Renaud ! Quelle soumission dans son attitude ! quelle suppliante vivacité dans ses gestes ! L’orgueil ne peut descendre plus bas. La fière magicienne, prise dans ses propres pièges, oublie et méprise tout ce qui n’est pas Renaud, sa naissance, sa science, sa foi musulmane. Elle coupera ses cheveux et le suivra en qualité de servante, c’est elle qui portera ses armes et conduira ses chevaux. Rappelez-vous les admirables octaves :

Sprezzata ancolla, a chi fo più conserva
Di questa chioma, or ch’a te fatta è vile ?…


Nulle part ce sentiment que j’appelle le désespoir des sens n’a été exprimé avec une telle puissance ; seuls, les dilettanti déjà vieillissans qui se rappellent la manière dont Mme Stoltz rendait le rôle de Léonore dans la Favorite peuvent se faire une idée exacte du genre de passion qui est contenu dans le discours d’Armide.

Qu’on ajoute à ce passage exceptionnel quelques accens d’une tendresse délicieuse dans les adieux d’Olindo à Sophronia, et l’on aura épuisé à peu près tout ce qu’il y a dans le Tasse de grande et sérieuse passion. Ces rapides éclairs passés, son génie, comme la nature après l’orage, se remplit plus que jamais de fraîcheur et de gazouillemens. Il revient à ces fioritures et à ces concetti où il est passé maître, et qui remplissent les Rime amorose. J’ai promis