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de mûriers sauvages, le long desquelles des enfans, les mains et les dents rougies, cueillent des baies pour faire des black berry pies (tourtes de fruits). Les fermiers vont à cheval et en voiture. Je me souviens d’avoir rencontré dans une des routes sablées et bien entretenues un carrosse de forme antique traîné par deux jumens noires qui semblaient regretter que l’île ne fût pas plus longue pour montrer leur ardeur. Près de la ville, des jardins divisés entre les habitans s’étendent au penchant d’un coteau ; c’est là que chacun vient le soir cultiver ses légumes. Les arbres à fruit ne prospèrent bien que dans les endroits abrités des vents. Près d’Old-Town (l’ancien village) se trouve un excellent verger entouré de remparts de terre et de murailles élevées contre l’ennemi de la végétation, c’est-à-dire la brise de mer. Là, les plantes d’agrément, qu’on ne trouve ordinairement que dans les serres, se marient sans orgueil aux plantes utiles. Les murs se montrent très rarement nus, ils sont presque toujours recouverts d’une herbe grasse qu’on appelle ice-plant[1], originaire du cap de Bonne-Espérance, et qui forme des haies charmantes. La principale culture de l’île est pourtant la pomme de terre, qui pousse de bonne heure dans un terrain chaud et sablonneux, et qu’on envoie comme primeur au marché de Covent-Garden.

Le besoin de bâtir et de faire fortune est une des maladies de la civilisation moderne, surtout en Angleterre ; je crains fort que cette maladie n’ait passé la mer, et n’ait atteint les naturels des îles Scilly. Je m’étais arrêté dans l’intérieur de l’île devant une maison toute nouvellement construite et décorée avec une certaine élégance, quand un homme pâle, maigre, exténué, m’aborda et me raconta son histoire. « C’est moi, dit-il, qui ai bâti cette maison ; elle est très jolie, très agréable, mais elle m’a tué. Pour avoir le moyen de conduire à bien mon entreprise, je me suis condamné à ne manger pendant dix années que des pommes de terre et à travailler comme un cheval. Le résultat, vous le voyez (et il me montra ses membres appauvris). À mesure que la maison s’élevait et se portait de mieux en mieux, je dépérissais. Aujourd’hui qu’elle est terminée, je n’ai pas deux ans à vivre. »

  1. Cette herbe est le mesembryanthemum crystallinum des botanistes. Le nom d’ice (glace) lui vient de ce qu’elle est toujours froide au toucher. Quelques-uns veulent qu’elle ait été importée de Grèce en 1727.