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REVUE. — CHRONIQUE.

nages mal définis, la Dame de carreau, la Taciturne, Chanlilly, qui gravitent autour d’elle comme des satellites en peine de leur route. On peut donc dire à M. Houssaye qu’il ne nous a rendu ni le cœur humain, ni ses passions, ni ses vices, mais qu’il nous a seulement montré, sur un théâtre de convention, des marionnettes frisées et musquées. Au lieu de préparer la scène de son drame comme un machiniste pour une féerie émerveillante, il aurait dû nous faire pénétrer dans les replis de ces âmes troubles et dissimulées, en dévoiler les arrière-pensées, les douleurs et les hontes cachées ; M. Houssaye, au contraire, s’en tient au dessus et au dehors, à l’habituel et au convenu, à ce qui se voit, mais désormais ne s’analyse plus. Cette tâche délicate et difficile qui consiste à mettre en saillie, pour nous inspirer à la fois du dégoût et de la compassion, les mœurs publiques et secrètes des coryphées du demi-monde, cette tâche a-t-elle dépassé les forces de M. Houssaye ? Toujours est-il qu’il s’est lancé dans l’exécution au hasard, sans avoir d’avance deux points fixes, le point de départ et celui d’arrivée, et le lecteur qui ferme le livre cherche sans la trouver la conclusion morale du récit. Tout autre est l’impression que nous laisse par exemple la Manon Lescaut de l’abbé Prévost : Manon est un type littéraire vivant ; en dépit de ses faiblesses, de ses contradictions, de ses perversités même, elle a le don de nous intéresser, de ravir d’emblée nos sympathies, parce que c’est une femme capable d’un sentiment, ce sentiment fût-il fugitif comme l’éclair ; à un moment donné, la nue du moins s’est déchirée et a laissé voir un vrai côté de l’âme humaine. On comprend aussi la Dame aux Camélias de M. Dumas fils. Il y a là du naturel et de la passion, et d’ailleurs on ne peut se méprendre sur l’idée du dramaturge : il veut réhabiliter son héroïne par l’amour et par la souffrance. M. Houssaye se figure-t-il avoir créé, lui aussi, une figure touchante de courtisane ? S’imagine-t-il que sa Cléopâtre pense, parle et agit naturellement ? Qu’on nous rende plutôt les gravelures à la Crébillon du XVIIIe siècle. C’était immoral ; au fond, c’était moins faux. Une débauche de sensualité mêlée de gaîté gauloise semblera toujours préférable à une ennuyeuse exhibition de figures fardées.

Ainsi l’imagination comme la critique et l’érudition tendent à se perdre momentanément dans le vague et dans l’absolu. Le critique aboutit parfois sans le vouloir à d’étranges généralisations, le romancier nous donne trop souvent des peintures aux teintes forcées ou monotones ; le premier oublie le triage qu’il importe de faire, en toute recherche, parmi les faits et les personnages ; le second observe mal, avec un dessein préconçu, et comme si ses yeux étaient affectés de cette bizarre maladie qui ne permet plus de distinguer la diversité des couleurs, il est enclin à apercevoir les hommes et les choses sous le même angle et le même aspect. Ce n’est là sans doute qu’un mal passager ; mais si fugitifs que soient de pareils travers et si frivoles que soient les œuvres où ils apparaissent, la critique littéraire doit les recueillir scrupuleusement, comme ces phénomènes que la science note avec soin dans l’observation du monde extérieur.

Jules Gourdault.