Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/1028

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1024
REVUE DES DEUX MONDES.

ce métier difficile de courtisane. Jusqu’ici rien de mieux, nous sommes dans la vraisemblance et la vérité ; mais ce masque de fille de joie, il nous est loisible de le retourner, car il est à double visage comme celui des acteurs antiques. Savez-vous quel est le passe-temps de cette aventurière de haut bord ? Grâce aux coups de baguette de M. Houssaye, elle mène bravement l’existence en partie double. En-deçà des ponts, rue du Cirque, c’est la bacchante effrénée, présidant les petits soupers et le baccarat. Passez la Seine, vous la retrouvez au noble faubourg, devenue grande dame, titrée, présidant une œuvre de charité. Le fleuve trace la ligne de démarcation entre le vice et la vertu. On dirait de cette Cléopâtre fantastique que la grâce la touche et l’abandonne tour à tour, selon qu’elle va vers le nord ou vers le midi. La vérité est qu’en quittant la rive droite elle se teint simplement les cheveux et revêt des robes plus montantes. Certes, si M. Houssaye eût eu le respect du lecteur, il aurait cherché quelque autre moyen de le toucher et de l’émouvoir. Son histoire parisienne, comme il l’appelle, n’est qu’un conte qui, au temps des Mille et une Nuits, n’eût pas prolongé de vingt-quatre heures la vie de Scheherazade. Cette femme ainsi dédoublée, tiraillée et comme suspendue entre deux amans, le premier en date et le dernier venu, est une créature illogique et inadmissible. Ses deux adorateurs, Adolphe de Marcillac et Max Auvray, ne sont pas des êtres plus vraisemblables : Adolphe, avec ses extases platoniques en face de cette Cléopâtre qu’il a enlevée, puis abandonnée toute jeune fille, alors qu’elle s’appelait Angèle, et à laquelle il revient, on ne sait pourquoi, peut-être parce qu’il la voit entourée de luxe et d’adorateurs, Adolphe est bien la nature la plus hiéroglyphique de ce roman, où tout à peu près n’est qu’hiéroglyphe ; Max, lui, n’est qu’un fou, et encore un fou artificiel, devenu voleur sans raison suffisante et parce qu’il plaît à M, Houssaye de finir son livre par une sorte d’aventure de bagne. Quant au vieux bijoutier, te père de Max, qui poursuit son fils le voleur pistolet en main pour le contraindre à se tuer, il devient par son insistance ridicule un monomane qui, selon le tempérament du lecteur, impatiente ou bien fait sourire. On ne prétend pas raconter ici la fable de ce roman ; à vrai dire, elle n’existe pas. Tout se borne à une succession de scènes étranges ou banales, soupers fins, parties de campagne, chevauchées autour du grand lac du bois de Boulogne, où l’action s’étire sans marcher et sans s’animer. Cléopâtre s’empoisonnera à la fin parce que Max Auvray se sera tué, et Adolphe de Marcillac, toujours platonique, l’enterrera comme une sainte ; mais pourquoi ce coup de théâtre après une intrigue si morne et si sommeillante ? Quel a été le but de M. Houssaye en écrivant ce gros volume ? On suppose bien que, dans sa pensée, Mlle Cléopâtre est une de ces filles de marbre chez lesquelles une étincelle est susceptible de se ranimer de temps à autre ; malheureusement cet effet me paraît manqué. Le cœur dans Cléopâtre ne se réveille point ; elle demeure jusqu’à la fin une figure de bois ou de cire, une forme vague et sans consistance, absolument comme ces person-