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REVUE. — CHRONIQUE.

comme l’on pouvait s’y attendre, en certaines œuvres d’imagination, et si le faux pénètre dans la critique, on ne doit pas s’étonner qu’il règne dans le roman, et qu’il triomphe par exemple en des récits comme la Mademoiselle Cléopâtre de M. Arsène Houssaye. Ne semble-t-il pas que tout romancier qui aborde un sujet scabreux prend l’engagement de faire un chef-d’œuvre ? Audace oblige en ce cas : quand on va chercher ses héros et ses héroïnes dans le demi-monde, on doit avoir assez d’art, de tact, de puissance et de délicatesse pour réussir, tout en peignant dans leur vérité les mœurs et la vie des courtisanes, à nous apitoyer profondément sur leur sort. Qu’on ne se trompe pas sur notre pensée : il ne s’agit pas de faire œuvre de moraliste pédant et morose, il faut simplement tracer des peintures naturelles et vraies. La courtisane est, aussi bien que tout autre type, un être essentiellement dramatique dont chacun a le droit de s’emparer aux périls et risques de sa plume. De la combinaison des élémens les plus immoraux peut sortir une œuvre hautement morale, et les leçons les plus salutaires dans la forme et dans l’intention nous sont très souvent données par les personnages les plus avilis. Trouvons-nous cette moralité dans le roman de M. Arsène Houssaye ? La courtisane qui s’y pare du nom de Cléopâtre a la prétention de représenter un type social nettement accentué. L’antiquité n’a rien eu de comparable à ce demi-monde qu’on a vu se former tel qu’il est dans le courant du XIXe siècle, et à qui le théâtre et le roman ont accordé de si franches coudées. La courtisane à Rome n’a jamais pris, à proprement parler, la tête de la société, ni rejeté, de l’aveu public, l’honnête matrone dans l’ombre étouffante du gynécée. Aspasie et Laïs ont été à Athènes des personnalités, avec un relief exceptionnel. Les reines du luxe et de l’orgie ne portaient pas dans la ville de Minerve le nom sinistre de légion. Le XVIIIe siècle, pour prendre dans l’histoire moderne une époque fameuse en ce genre, a eu son temple de Gnide, ses Pompadours, ses Olympes terrestres, et, aussi bien que le XVIIe siècle hypocrite et sournois, ses Margots de cour et de ruelles ; mais tout cela se désigne habituellement par le mot galanterie : la prostitution n’a pas envahi tous les degrés de l’échelle sociale. Aujourd’hui c’est tout autre chose : nous en sommes au règne souverain de l’amour vénal, et depuis vingt années la littérature, entraînée au courant des mœurs, grossit des volumes des faits et gestes des courtisanes. Est-ce pour nous habituer à la pensée de ce demi-monde qui nous enveloppe et nous presse chaque jour davantage, ou bien voudrait-on lui rendre hommage et honneur ? Le livre de M. Houssaye n’est pas de nature à nous éclairer sur ce point.

Mlle Cléopâtre est une héroïne choisie parmi les privilégiées du demi-monde : c’est une fille bien née et qu’une faute de jeunesse a seule jetée dans ce milieu funeste de prostitution. Un voyage en Italie à la suite d’un prince italien mort à temps lui a donné la fortune et l’indépendance ; elle-même, à force d’habitude et de volonté, s’est assuré une liberté de cœur salutaire ; il lui reste juste autant d’âme qu’il en faut pour bien exercer