Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/1026

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1022
REVUE DES DEUX MONDES.

du mal les points de vue qu’ils jugeaient vraiment historiques et incontestables. Le lecteur peut-il cependant accepter leurs affirmations sans réserves ? On n’a point à insister ici sur la pensée inspiratrice de ces études ; elle est assurément louable, puisqu’elle tend à établir le triomphe de la raison saine et de la science sur les ruines des mauvaises légendes, des superstitions aveugles et des absurdités théocratiques ; mais l’écueil de pareils travaux était justement dans l’excès des généralisations et du symbolisme. On aura beau retourner les faits, scruter profondément les époques et les sociétés : s’il se dégage de ces recherches et de ces analyses une certaine idée maîtresse et générale, la question n’en demeure pas moins toute d’épisodes, de détails et de nuances ; elle peut offrir au romancier, dans ses délicates complexités, un point d’appui solide pour une œuvre d’imagination, elle ne saurait fournir au critique et à l’érudit un ouvrage d’un seul bloc et d’une seule haleine où l’intérêt se soutienne sans contrainte, sans défaillance, et surtout la vérité sauve.

Éviter ici le parti pris, le point de vue à pic et vertigineux, semble difficile : l’esprit s’abandonne au plaisir de voir d’en haut, de planer ; le diable qu’on a suivi au sabbat, à Loudun, chez les religieuses hystériques, et jusque dans le lit du docteur Luther, on est porté malgré soi à le retrouver un peu partout ; on le garde dans l’angle visuel pour ainsi dire, et ce symbole une fois admis refoule et fait battre en retraite devant l’historien bien des mobiles, bien des causes et bien des passions dont on oublie la véritable importance et le caractère. « Sardanapale, dit quelque part l’un des écrivains dont nous parlons. César, Valois, Tudor, Stuart, Loyola, oppresseurs des âmes, voilà les incarnations de M. Satan… Dalila, Clytemnestre, Cléopâtre, Messaline, Catherine de Médicis, Du Barry, voilà celles de Mme Satan. » C’est vraiment pousser par trop loin l’amour de l’unité et de la personnification : la figure de Clytemnestre et celle de César se trouvent assez inopinément fixées d’un seul trait. Pourquoi ne pas dire tout simplement que le bien et le mal se partagent de toute éternité le monde physique et le monde moral ? Encore faudrait-il ajouter, sans symbole, que les mêmes personnages et les mêmes choses réunissent en soi, dans un mélange inextricable, tous les élémens bons et mauvais de l’humanité : cela vaudrait mieux sans doute que les affirmations absolues et les efforts malavisés d’une induction excessive. Ce qui aggrave d’ailleurs chez les deux écrivains dont il s’agit les côtés faux de la thèse posée et soutenue, c’est le ton emphatique et déclamatoire qu’ils ont pris ; ils semblent avoir, dans ce commerce de leur pensée avec le prince des ténèbres et toutes ses légions, contracté quelque chose de sabbatique et de démoniaque ; ils ont des allures d’évocateurs, ils apostrophent Satan et le tutoient… En somme, faute d’avoir su rétrécir raisonnablement leurs points de vue et leurs horizons, ils ont mélangé en plus d’une rencontre le faux et le vrai, la critique éclairée et la fantaisie.

Cette intempérance, signalée ici dans la critique, s’accuse davantage,