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doit finir par trouver son compte. Reste à se demander si l’économie a des droits à faire valoir en un tel chapitre, et si un théâtre qui s’appelle l’Académie impériale, un théâtre auquel on affecte d’attribuer l’importance d’une institution nationale, peut être administré comme une scène ordinaire. Nous ne le pensons pas, et nous citerions au besoin ces paroles de l’empereur Napoléon Ier au sujet de l’Opéra : «Jetez l’argent par les fenêtres, si vous voulez qu’il rentre par la porte. »

Mais revenons à la musique, elle en vaut la peine. Le chœur de femmes par lequel débute le second acte, le couplet si voluptueusement mélancolique de Saïda dans cette introduction, le duo entre Roland et Alde, sont des inspirations d’un charme exquis et sur lesquelles je glisse rapidement pour arriver au morceau capital qui termine cette partie de l’ouvrage. Je veux parler du chœur des Sarrasins : Roncevaux, vallon triste et sombre! Ganelon a juré la mort de Roland; le traître vendu à l’émir et complotant avec lui l’extermination de ses frères d’armes signale à tous ces mécréans le lieu funèbre où doivent tomber les victimes : c’est Roncevaux, la vallée sombre, et le chœur de répéter le verset du félon avec un accent dont la terreur vous rappelle involontairement certaines psalmodies liturgiques. C’est d’une épouvante à donner le frisson, d’une énergie, d’une âpreté fatidiques. On sent que les Francs sont condamnés, et que ce chant de Roncevaux est leur chant de mort. À ce moment, Roland, sur son palefroi, passe au fond de la scène, emmenant la belle Aide, qui chevauche à son côté, et suivi des riches tributs qu’il vient de lever sur cette race de païens dont la soumission n’est qu’un piège. Soudain le chœur se tait, puis reprend, et tandis que le fier vainqueur s’éloigne dans sa gloire et dans son amour, cette phrase sinistre continue à gronder sourdement à vos oreilles comme un faux bourdon. Musique, drame, mise en scène, tout vous émeut; il y a là vraiment un tableau de grand opéra.

Ce finale de funeste augure a son écho dans les quelques mesures qui précèdent le lever du rideau du troisième acte. Impossible d’être plus vite et mieux introduit dans les profondeurs du tragique vallon. Nous sommes à Roncevaux, et, même avant d’avoir vu se dresser les pics gigantesques, nous le reconnaissons au seul rappel de cette phrase, qui, je le répète, porte en elle tout le pressentiment de la catastrophe. Un pâtre, appuyé sur son bâton ferré, soupire une églogue assez monotone qui ne vaut pas la chanson du chevrier dans Sapho puis il s’éloigne en annonçant le retour des Francs, et tout aussitôt des hauteurs environnantes descendent les preux de Charlemagne. Il va sans dire que l’orchestre leur fait bonne fête. Sonnez, clairons; grondez, ophicléides et trombones : à ces hommes de fer il faut du cuivre. À ce chœur très fier d’allure et d’un mouvement bien senti succède une farandole. « Des jeunes filles portent sur la tête des provisions qu’elles viennent offrir aux soldats. » A la bonne heure, respirons un peu. On chante, on danse, on disparaît dans la montagne, et la mélodieuse traînée