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véhicule l’eût, de gré ou de force, poussée à l’accomplissement de ses destinées.

Le poème et la musique de Roland à Roncevaux sont de la même main. Je ne crois pas qu’un pareil essai, réussît-il, doive faire loi. La musique dramatique prend et transforme. C’est un art essentiellement objectif pour parler comme les Allemands, très complexe, et auquel, en dehors des grandes passions qui le font vivre, il faut encore toute sorte d’accidens variés, d’effets pittoresques, de motifs qui sont du ressort de la mise en scène. Ce n’est point en vain qu’on a dit de tout temps qu’un musicien s’inspire de son sujet. Or ce sujet, pour être fécond, pour donner tout ce qu’il renferme, a besoin de traverser plus d’une épreuve. Qu’on le choisisse, qu’on le commande, passe encore; mais vouloir soi-même l’écrire, c’est une prétention maladroite. On n’est d’ailleurs jamais poète et musicien à titre égal, et le cas se présenterait-il, on devrait toujours se défier. Vous vous connaissez vous-même mieux que personne, dites-vous, c’est possible ; vous vous taillez la besogne en conséquence, je l’admets volontiers; mais à force d’abonder dans le sens de vos qualités, vous faites de ces qualités des défauts. Au lieu de se retremper à des sources nouvelles, d’y puiser des élémens de force et d’originalité, votre inspiration se consume à ne vivre que de son propre fonds. Qui sait tout ce que la collaboration d’un Scribe apportait au musicien de fécond, d’imprévu, tout ce que son expérience du théâtre créait au maître d’incidens variés, de ressources? Ce n’est pas lui qui jamais eût laissé son compositeur verser du côté de ses qualités. Du plus loin qu’il apercevait le danger, il y courait, le conjurait. Dans un opéra, ne l’oublions point, tout est spécial, à commencer par les vers. Ici le rhythme tient la première place. Or M. Mermet ne me paraît pas s’être assez préoccupé de cette condition essentielle de la poétique du drame musical. Son vers, d’ailleurs martelé, manque de souplesse. Il a des éperons, je lui voudrais parfois des ailes. C’est pour la musique un si heureux hasard que cette rencontre d’une strophe ingénieusement rhythmée. Interrogez les maîtres, ils vous répondront qu’en somme le style des paroles leur importe peu, et que la coupe du morceau, bien autrement que le style dont il est écrit, va déterminer chez eux l’inspiration. C’est là, j’en conviens, une théorie médiocrement littéraire, et que les esprits cultivés repoussent avec dédain : mais au théâtre il faut inévitablement accepter certaines servitudes. «Hugo ne puis. Scribe ne daigne!» tout musicien assez bel esprit pour vouloir se fabriquer à lui-même une pièce commencera, soyez-en sûr, par s’appliquer cette variante de la devise des Rohan. Condescendre aux platitudes du style courant, jamais on ne s’y résignerait, et comme d’autre part il y a dans cet art d’agencer des rimes de merveilleux secrets que la vocation et l’étude livrent seuls, comme on n’est soi-même poète que jusqu’à l’alexandrin, il arrive qu’on s’est mis de gaîté de cœur dans la nécessité de renoncer pour la musique à toutes les