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gion de beaux esprits dont le concours ne s’est plus démenti. Non que ce témoignage tînt beaucoup du prosélytisme; ce n’était point une secte proclamant son chef, mais tout simplement un groupe d’hommes éclairés se donnant pour mission d’appeler l’attention du public sur l’ouvrage d’un musicien qui leur semblait n’être pas de ceux qu’on doive indéfiniment laisser à l’écart. — Un moment le Théâtre-Lyrique parut vouloir s’accommoder de l’affaire : la pièce convenait, la musique aussi. Tant de vicissitudes allaient donc enfin avoir leur terme. Chacun se le disait, quand tout à coup le vent tourna; les Troyens de M. Berlioz venaient de se montrer à l’horizon, et l’enthousiasme ondoyant du directeur du théâtre, sans se refroidir, changeait d’objet. Aux ailes d’oiseau du heaume féodal de Roland dont on l’avait vu coiffé pendant une quinzaine, il préférait désormais la crinière de cheval du casque d’Énée : des casques et des couleurs, il ne faut point disputer. Qui reçut le coup en pleine poitrine? Ce fut M. Mermet; il rentra chez lui sans se plaindre, enfouit sa partition dans une malle, et dit à ses amis: « N’en parlons plus! » Un soir, vers cette époque, je le rencontrai aux alentours de l’Opéra. — Et Roland? m’écriai-je. — Roland, me répondit-il d’un air consterné, il est mort! puis soudain, se reprenant et comme dans un accès d’hallucination douloureuse, «mais pas si mort, qu’il ne revienne. Je m’étais juré de n’y plus penser, et pour me tenir parole je l’avais enterré dans un vieux coffre sous des hardes; mais, bah! le trépassé a fait des siennes! Cette nuit, comme je rentrais pour me coucher, j’ai trouvé mon appartement illuminé a giorno et debout devant la cheminée, devinez qui? Roland! oui, Roland dans sa grande armure qui m’attendait pour me chanter ma partition. Puis à la file sont venus les autres personnages : Alde et Saïda, l’archevêque Turpin, l’émir de Saragosse, le traître Ganelon, toute la fantasmagorie, et la danse a commencé ! une fière musique, allez! une exécution atout enlever; c’était splendide ! » Certains hommes sont des voyans, et telle divagation nocturne, produit du découragement et de la souffrance, contient mainte fois le premier mot d’une énigme dont ils ne connaîtront que plus tard le secret. En assistant à l’Opéra, l’autre soir, à la première représentation de Roland à Roncevaux, l’idée nous revenait de cette scène d’ironie et d’amertume, et le succès nous charmait d’autant plus que nous avions depuis des années suivi de plus près l’auteur à travers ses inexorables tribulations. On nous eût dit alors que ce fameux rêve de gloire entrevu dans une nuit d’angoisse et de désespoir se réaliserait un jour dans toute sa magnificence, qu’une telle assertion nous eût trouvé fort incrédule. Il est vrai que l’homme jamais ne s’avise de tout. Sous cette partition, dont on se contentait de recommander la musique, se cachait un élément de fortune auquel il semble que les plus intéressés n’avaient pas un instant songé. Une œuvre que remplit le nom de Charlemagne ne saurait dans un temps comme le nôtre rester en chemin, et tôt ou tard le grand souffle qui l’anime et lui sert de