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fera jamais rien de ces navires-là ! » tel était le jugement bref et péremptoire de plus d’un d’entre nous. Hélas ! c’était plus qu’un jugement, c’était un espoir et une consolation. Pour moi, je n’ai pas à me reprocher dans toute ma carrière, tant que j’ai eu l’honneur de commander un navire à voiles, brick, corvette ou frégate, d’avoir accepté une heure de remorque. Je me suis tiré seul d’affaire, et j’ai eu du moins le courage de mes répugnances.

Le Suffren était bien envasé. La vague l’avait jeté sur la plage de Sainte-Marie et porté si haut de secousse en secousse que, même dans les plus grandes marées, il n’avait pas plus de treize pieds d’eau sur l’arrière, dix ou onze à peine sur l’avant. Le milieu portait sur un bourrelet de vase, de telle façon que les deux extrémités, moins bien soutenues, avaient fléchi, et que le vaisseau était déjà ployé comme un arc. De plus, la carène était ravagée par les torsions qu’elle avait subies. Une portion de la quille, tout le massif de l’arrière, manquaient. Le niveau de l’eau s’élevait et s’abaissait dans la cale avec la marée. Je n’ai jamais vu plus triste spectacle. Les pilotes, les officiers étrangers qui avaient visité le Suffren le donnaient pour perdu. Le commandant ne se résignait pas encore. L’amiral Lalande visita le vaisseau, étudia, approuva les moyens jusque-là employés, en indiqua de nouveaux, et jura que le Suffren serait sauvé. En effet, un beau jour, à la dernière grande marée d’avril, le Suffren se leva de son lit de douleur. On ne cria pas au miracle, c’est une preuve de l’incrédulité de notre siècle. C’était bien un miracle cependant, miracle de patience, d’habileté, d’audace, mais miracle de bonheur aussi. Le Suffren, arraché de la fosse fangeuse où depuis deux mois chaque jour l’enfouissait davantage, devait couler dès l’instant qu’il flotterait. À notre grand étonnement, l’eau qu’il faisait fut assez facilement épuisée par les pompes. Le Phare l’attendait à la limite des bancs. Il le conduisit le soir même à La Caraque. Bien nous en prit d’avoir été si prompts. C’est surtout en marine qu’il ne faut jamais remettre au lendemain. Dans la nuit, un coup de vent de Médine s’éleva, et le Suffren, qui était amarré déjà dans le port, faillit couler. Pourquoi seulement alors ? Par une raison bien simple, mais dont personne ne s’était avisé : la vase de la baie avait pour ainsi dire mastiqué de son argile tenace, de cette argile à travers laquelle nous venions de traîner le Suffren, toutes les brèches, toutes les fentes par lesquelles la mer eût dû pénétrer. Pendant quelques heures, cette maçonnerie avait résisté. Délayée peu à peu, elle venait de livrer passage à la mer, qui demandait à reprendre ses droits. On accourut, on pompa à force, et enfin l’on réussit à tenir le vaisseau à flot jusqu’au jour. Un bassin, réparé par nos soins, était prêt ; le vaisseau y entra. Quand il fut à