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n’avaient pas besoin d’arborer leur pavillon ; leur démarche seule accusait de bien loin leur nationalité.

Les vaisseaux égyptiens,— j’ai eu mainte occasion de les étudier, — avaient bien conservé quelque chose de turc dans leurs allures. Les manœuvres s’y exécutaient avec une confusion bruyante qui faisait quelquefois frémir. On voyait des huniers monter au haut des mâts emportant des grappes de fellahs qui pendaient encore aux vergues. Des cris aigus, d’assourdissantes clameurs accompagnaient tous les exercices. Le peuple arabe n’est pas taciturne ; il est rieur au contraire et bavard jusque dans ses plus grandes misères. Aussi, pendant que la courbache activait l’enthousiasme des matelots comme autrefois la liane des quartiers-maîtres de la république, on entendait sur la rade d’Alexandrie un vacarme qui rappelait celui des moineaux de Constantinople dans les cyprès du Champ-des-Morts. Cependant il y avait un abîme entre les vaisseaux du pacha et ceux de son auguste maître. Les premiers essayaient de se modeler sur les vaisseaux européens, les autres en étaient encore aux traditions du combat de Tchesmé.

Méhémet-Ali, qui connaissait bien ses coreligionnaires, avait pris soin d’adjoindre à son escadre trois brûlots dont il attendait merveille. Il comptait sur cet épouvantail pour jeter le désordre dans la ligne du capitan-pacha. Le souvenir de Canaris était toujours vivant dans le cœur des marins ottomans. Il eût suffi de crier son nom dans la mêlée pour porter la terreur à bord du plus fier trois-ponts. Les brûlots égyptiens étaient des bricks très rapides confiés à des marins grecs, les plus experts en ce genre d’attaque. Ils portaient à l’arrière une plate-forme sur laquelle devait se réfugier l’équipage au moment de donner l’abordage, et traînaient à la remorque une embarcation destinée, une fois l’incendie allumé, à favoriser la fuite des incendiaires. Les Turcs, de leur côté, s’étaient munis de grandes péniches à rames que remorquaient leurs vaisseaux, et dont ils espéraient se servir pour détourner ces engins redoutés.

Un combat d’escadres, c’est un spectacle dont tous les jeux du cirque n’ont jamais pu égaler l’intérêt. Les champions étaient en présence, et, s’il n’eût tenu qu’à nous de donner le signal, ils auraient été bientôt aux prises. L’amiral turc avait mis son convoi sous le vent de sa flotte rangée en ligne, et il continuait tranquillement ses bordées. Osman-Pacha l’observait sous petites voiles, maintenant toujours sa distance. Ainsi se passa la première journée. Le lendemain, les deux flottes étaient exactement dans la même position ; la distance qui les séparait s’était seulement un peu accrue ; Nous commençâmes à craindre d’avoir en vain préparé nos lunettes. Deux jours, trois jours s’écoulèrent. Un beau matin, la flotte égyptienne avait disparu. Les Turcs allèrent mouiller devant