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viande pour sa troupe, il résolut d’attendre le reste de la nuit, convaincu que d’autres rhinocéros viendraient encore à cet abreuvoir. Une grande heure s’était écoulée lorsqu’il en vit deux qui descendaient lentement la colline, marchant, comme le premier, d’un pas timide et inquiet. Ils s’arrêtèrent à une demi-portée de fusil du chasseur. La lune n’esquissait pas correctement leurs silhouettes et ne lui permettait pas de les ajuster facilement. Il se leva néanmoins et fit feu sur le plus grand, qui sursauta, rugit, et après quelques mouvemens violens, présenta le flanc au capitaine. Celui-ci voulut mettre à profit cette belle position pour achever sa victoire. Il se retourna pour demander une arme aux deux petits Arabes qui portaient des fusils de rechange ; mais quel ne fut pas son désappointement de les voir suspendus comme des singes aux branches d’un arbre ! Si les rhinocéros se fussent dirigés de son côté, le danger eût pu devenir très sérieux ; mais après s’être regardés l’un l’autre, comme pour se consulter, ils reprirent le chemin par où ils étaient venus et disparurent sans laisser de traces de sang. Rentré au camp à la pointe du jour, le capitaine fit avertir ses gens de partir immédiatement pour se partager la dépouille du pachyderme, de peur que les naturels n’arrivassent avant eux pour s’en emparer. La plupart des hommes valides partirent donc ; mais à peine avaient-ils commencé de dépecer la proie, que les nègres se présentèrent en foule pour avoir leur part. On veut les chasser, ils résistent, luttent, montent sur le corps de l’animal, et les pieds, les mains dans le sang, coupent, taillent, hachent, emportent les morceaux dont ils ont pu se rendre maîtres.

Le capitaine Speke, après avoir quitté l’Ugogo le 19 décembre, entra dans le désert de Mgunda, où des pluies torrentielles le retinrent pendant cinq jours devant une rivière qu’il fallait traverser. Il arriva le 24 janvier 1861 à Kaseh. L’Unyamuesi, c’est-à-dire le pays de la Lune, dont Kaseh est le centre commercial, occupe une surface aussi considérable que l’Angleterre, dont il a à peu près la forme. Le 6° 30′ de latitude sud en profile la base, et la pointe nord s’avance, à l’est du lac Victoria, jusqu’à 1° 30′ de la ligne. Le 30° longitude, est en divise la frontière méridionale en deux parties égales. Il doit avoir été l’état le plus étendu de cette partie de l’Afrique, mais il s’est fractionné et a perdu de son importance. Il ne possède aucune tradition sur son origine, et nous n’aurions pas même de conjectures à hasarder sur ce point, si les Hindous, qui, avant l’ère chrétienne, faisaient le commerce avec l’Afrique orientale, n’avaient point parlé des naturels du pays de la Lune et des montagnes qu’ils habitent. Cette tradition signale un trait caractéristique des habitans, qui subsiste encore dans toute sa force : c’est l’amour du négoce. Échanger, troquer, brocanter, c’est leur vie. Ils