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seraient opposées par la Russie, et quelles difficultés offrirait infailliblement la campagne projetée. Ces difficultés, dit M. de Senfft, le duc de Vicence était le seul de tout l’entourage impérial qui osât les représenter à son maître avec une égale force. M. de Senfft ajoute que Napoléon n’entendit pas le même langage de la part de M. de Narbonne, « esprit aimable, dont la grâce et la gaîté piquante, assaisonnées de ce bon goût de l’ancien régime dont notre génération conserve à peine la tradition, étaient faites pour charmer ses amis et la société qui l’entouraient à Paris ; trop heureux si, se bornant à ce rôle si bien tracé par ses qualités et ses antécédens, il fût resté loin des affaires dont il n’avait pas la force de saisir le fond, tout en y mettant beaucoup d’esprit, et s’il n’eût point prodigué le courage d’un chevalier français pour une cause étrangère à ses anciennes relations, à son langage, et dont il est devenu la victime. » Une fois l’expédition de Russie commencée, l’auteur des mémoires, placé alors par son roi à la tête du ministère saxon, suit de plus près que jamais les affaires, et observe avec un intérêt facile à comprendre les vicissitudes d’une guerre d’où le salut de sa patrie doit dépendre immédiatement. Aussi les pages les plus curieuses de son livre sont-elles désormais celles où il décrit l’émotion publique se manifestant à Dresde suivant les alternatives de succès ou de revers qu’on annonce de Russie. Vers le milieu de décembre, on apprend la retraite des Français et la bataille de la Bérézina, et bientôt, dans la nuit du 16 au 17, l’empereur lui-même arrive, seul avec le duc de Vicence. Le désordre des premières heures est vivement exposé, ainsi que la conversation entre l’empereur, qui est au lit, et le roi de Saxe : Napoléon n’éprouvait pour son fidèle allié aucune crainte, dit M. de Senfft avec une naïveté maligne ; cent mille hommes qu’il avait sur le Niémen devaient suffire à défendre la ligne de la Vistule, et il allait revenir lui-même prochainement avec de nouvelles forces pour réparer les désappointemens de cette campagne. Le matin venu, l’empereur parut au salon, tout habillé pour le départ ; « il entra en fredonnant une chanson d’un air goguenard qui, en voulant affecter l’insouciance au milieu d’une grande calamité, n’était point l’expression convenable du courage d’une grande âme… » M. de Senfft voyait déjà se vérifier le pressentiment que lui avaient inspiré des entreprises comparables, suivant lui, à celles de Bacchus et d’Alexandre, de Xerxès et de Philippe II ; il y avait dénoncé de bonne heure ce qu’il appelle quelque part « un caractère d’immoralité et de superbe qui semblait appeler cette puissance vengeresse nommée chez les Grecs Némésis, et dont les jugemens divins empruntent le caractère dans tous les temps. » Ayant commencé à rédiger ses souvenirs depuis la veille même de l’expédition d’Espagne, M. de Senfft a compris dans son récit précisément cette partie du règne de Napoléon où se trouve si profondément empreint le double caractère de la grandeur héroïque et de la faiblesse humaine. C’est pour avoir saisi en quelque mesure ce double aspect, c’est pour l’avoir rendu avec le seul secours de la réalité vive que son livre a du prix.


A. GEFFROY.


V. DE MARS.