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se dirigeaient le plus souvent vers le bord de la mer, « et ce goût creva plus d’un attelage, dit M. de Senfft, en faisant rouler rapidement les voitures sur la plage sablonneuse. Quelquefois l’empereur, à cheval, poussait sa monture jusqu’à quelque distance du rivage, dans cet élément pour lequel il éprouva toujours tant d’attraits, et qui n’a jamais reçu son joug. »

Nous avons dit que l’aspect des lieux avait dans M. de Senfft un témoin souvent ému : son récit du voyage à Bayonne en fournirait à lui seul aisément la preuve. Il décrit en peu de mots, mais qui suffisent à répandre quelques rayons dorés au milieu de son exposé diplomatique, « le beau pays qui s’étend entre Paris et Bordeaux, les bords de la Loire, le point intéressant où, en approchant des rives de la Dordogne près de Cubzac, on voit tout le luxe d’une végétation méridionale succéder aux campagnes fertiles, mais monotones, du Poitou et de l’Angoumois, et le lierre aux grandes feuilles couvrir les ruines fameuses du château des quatre fils Aymon, enfin ces tristes landes dont la culture réclame de grands encouragemens. » Sa peinture de Bayonne est un excellent morceau. Il faut le suivre enfin dans son voyage par Oléron, Laruns, Mauléon, Saint-Jean-Pied-de-Port et la vallée de la Nive, avec retour par Cambo. Il a soin de remarquer à Laruns « l’usage de la jeunesse des deux sexes de se rassembler le matin de la Saint-Jean, jour fameux, d’après la tradition locale, par la vertu des eaux puisées au moment du lever du soleil. On danse la gavotte sur la grande place au chant d’un air assez mélancolique, et on parcourt ainsi les rues voisines… » Il termine par ces mots, qui montrent bien le double intérêt du livre, où la politique n’a pas effacé les droits du pittoresque : « Le souvenir de ce séjour à Bayonne conserve un intérêt très piquant, et même quelque chose du riant coloris des localités ; mais, à cause du drame qui s’y joua, il sera sans doute marqué en noir dans les fastes historiques. »

Les traits noirs ne manqueront pas dans la suite des mémoires du comte de Senfft. Ce sont d’abord les préludes de la guerre d’Espagne. — L’exil de Mme de Chevreuse occupait tout Paris en août 1808. L’empereur avait voulu inscrire cette personne distinguée, chez laquelle se réunissait la société parisienne qui avait le plus fidèlement conservé la tradition des anciens usages et la fleur du bon ton, parmi les dames du palais, et des considérations de famille avaient contraint la duchesse à accepter ; mais lorsqu’il la nomma, avec trois autres dames, pour faire le service à Fontainebleau auprès de la reine d’Espagne, elle se dit malade, sans laisser ignorer « qu’elle ne voulait pas de l’emploi de geôlière. » L’opinion publique était péniblement préoccupée aussi de la prochaine guerre, et M. de Senfft en attribuait l’origine à « un esprit de vertige, qui faisait envisager dès lors à Napoléon le sort du monde comme un jeu livré à son caprice, et dont il pouvait s’amuser à mêler les cartes au hasard. »

Mais c’est surtout lorsqu’approchent les terribles événemens de 1812, dans lesquels sa patrie fut si gravement enveloppée, que le récit de M. de Senfft devient digne d’intérêt par des informations particulières et une motion contenue. De Dresde même, les avertissemens ne manquèrent pas à Napoléon. Le général de Watzdorff, qui revenait d’une mission à Saint-Pétersbourg, et que l’empereur interrogeait, ne dissimula pas quelles forces