Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/770

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toute la gravité ; vous savez en même temps et vous dites que l’alliance occidentale est le contre-poids nécessaire de cette coalition. L’affaire danoise vous fournissait une occasion unique de la reconstituer efficace et solide au moment où elle vous était le plus utile ; c’était l’Angleterre, faisant les premiers pas, qui vous y sollicitait ; l’accord franc de la France et de l’Angleterre, il y a huit mois, il y a six mois, il y a trois mois, eût certainement suffi pour rompre les liens mal noués encore de la ligue réactionnaire ; cette bonne fortune s’est offerte à vous avec une opportunité merveilleuse, et vous l’avez laissé échapper avec une apparence d’insouciance hautaine. Il y a là une mystérieuse lacune, un choc de tendances contradictoires, quelque chose d’impénétrable à ceux qui, pour discerner les mouvemens de la politique contemporaine, n’ont d’autre secours que les documens officiels publiés jusqu’à présent.

Il est des gens qui veulent tout expliquer et qui ont cherché le mot de cette contradiction dans des suppositions auxquelles, pour notre part, nous ne donnons point grand crédit. Ces suppositions ont été répétées avec assez de persistance pour être devenues une rumeur que l’on ne saurait feindre d’ignorer. Le point de départ de ces suppositions fait honneur au patriotisme de l’empereur, car il n’est autre que la préoccupation que doit inspirer à tout chef du gouvernement de la France la question de nos frontières. Dans des périodes pacifiques telles que celles que nous avons traversées, où l’idée seule de la guerre paraît chimérique, ces questions de frontières perdent beaucoup de leur importance. En ces temps-là au surplus, on est distrait de la pensée des frontières par la marche que suit l’activité des esprits et des intérêts. Dans les ères de paix certaine, les états européens sont appliqués au développement de leurs institutions intérieures et de la liberté politique, aux grandes entreprises de l’industrie et du commerce. Quand les peuples travaillent simultanément à leurs libertés intérieures, l’ambition des agrandissemens territoriaux sommeille en eux, et ils n’ont point de motifs pressans de se redouter les uns les autres. En outre les travaux de la paix, ce que l’on a si bien appelé les conquêtes de l’industrie, apprennent aux peuples à mieux établir la balance des élémens de leur richesse et de leur force. Une nation comprend alors que l’annexion d’un territoire ne vaut presque jamais les frais et les risques de la guerre qu’il faudra entreprendre pour le conquérir. Cette modération et cette sécurité s’atténuent et disparaissent quand le progrès des institutions intérieures et l’augmentation du bien-être général par le développement de l’industrie cessent, dans plusieurs des grands états du continent, d’être la préoccupation dominante. Si des gouvernemens trahissent alors des pensées de lutte et d’agrandissement, il est naturel que les autres cherchent à se protéger contre des agressions possibles. Les questions de frontières prennent dès lors un grand intérêt ; au point de vue de la défense et de la sécurité du territoire, au point de vue de l’honneur et de la légitime