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par ce doux chemin buissonnier ? Le symbolisme, déjà outré dans les lignes sur Manon Lescaut, s’enhardit encore davantage avec Watteau. Vous rappelez-vous ce que M. Michelet a dit dans l’Amour de l’Andromède délivrée, et toutes les tièdes délicatesses qu’il rend à ce marbre usé et altéré ? En voyant le jour sous lequel il nous présente le génie de Watteau, la pensée se reporte immédiatement, comme à un pendant, vers cette autre appréciation du groupe sculpté par Puget, et malgré le charme de ces aperçus si fins, si mélancoliques et si ingénieux, on a la conscience de sentir ici un hors-d’œuvre, et l’on voudrait retirer au peintre du XVIIIe siècle ces franches coudées inquiétantes que l’historien lui permet de prendre dans son livre.

Mais ce qui semble surtout altérer l’harmonie des rapports dans les œuvres de M. Michelet, c’est l’abus des déductions physiologiques. À coup sûr, la physiologie a le droit d’entrer dans l’histoire, mais c’est à la condition de n’y tenir qu’une place modeste et secondaire. Or l’historien de la régence nous donne trop de pathologie ; on l’aimerait un peu moins médecin, moins préoccupé de l’amour, des frissons du corps, des déporte-mens hystériques, de ces charnelles et grossières passions dont il va rechercher la trace si complaisamment dans les pièces les plus ignorées. Est-il parvenu par exemple à se glisser dans la vie privée de Philippe V, il semble aussitôt en oublier tous les autres élémens essentiels de son œuvre historique. « C’est l’intérieur de cette cour, dit-il, l’obscure chambre du roi et de la reine, qui seuls en ce moment illuminent l’histoire, » et il furète dans mille coins et recoins, poussant les portes secrètes, se cachant derrière les tapisseries, surprenant les mystères intimes du huis clos. À combien d’autres excursions semblables l’écrivain ne se laisse-t-il pas aller en dehors du domaine sérieux et véritable de l’histoire, témoin ce chapitre de physiologie que lui inspire l’avènement du café ! Comparant la corruption des mœurs françaises avant la régence à ce débordement de passions grossières et brutales qu’on voyait ailleurs, en Autriche, en Pologne, dans cette Russie dévorée de la faim du nord, n’écrit-il pas que « le café, le Champagne, nous tinrent plus légers, plus ailés que les buveurs de gin et de cette encre épaisse qu’ils appellent le porto ? » Quoi ! s’il est dans le tempérament du peuple français d’avoir cette allure preste, facile, qui lui permet, jusque dans l’orgie, de flotter avec l’esprit de fines saillies au-dessus de l’abrutissement lourd et muet, cela tient à la décoction de la fève arabe et aux crus de Bourgogne ! Mais le caractère de la race n’a-t-il pas été de tout temps le même, et les Gaulois, nos ancêtres, buvaient-ils, comme nous, le café et le Champagne ?

Quant à la peste de Marseille, c’est toute une épopée dantesque enclavée dans le sujet général. Comme à propos de Law nous avons eu l’anatomie la plus minutieuse du système et la mise à nu implacable des dessous cachés et honteux, de même nous trouvons ici une étonnante fantasmagorie