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autre côté, lorsque Bossuet, voulant concilier la prescience divine et la liberté humaine, reconnaît que cela lui est impossible, mais ajoute que l’on doit néanmoins conserver les deux vérités, puisqu’elles sont démontrées, en un mot qu’il faut tenir ferme les deux bouts de la chaîne, quoique les anneaux intermédiaires nous échappent, ces paroles nous ont paru souvent plus prudentes que profondes, plus pratiques que philosophiques, plus dignes d’un théologien que d’un métaphysicien. Cependant un degré de réflexion de plus nous y fait découvrir au contraire une grande profondeur, car de quel droit après tout exigerions-nous que toutes nos idées se concilient entre elles, et pourquoi devrions-nous absolument connaître tous les anneaux par lesquels l’infini s’unit au fini, le parfait à l’imparfait ? Nous connaissons le fini et l’imparfait par l’expérience que nous avons de nous-même, et du monde qui nous entoure ; nous connaissons l’infini et le parfait, parce que c’est la loi suprême de toute pensée. Quant aux rapports qui lient ces deux termes de la connaissance, résignons-nous à beaucoup ignorer.

Je néglige donc les divers attributs que nous pouvons concevoir dans la Divinité ; je prends la pure notion d’un être parfait, et je demande à M. Vacherot en quoi elle est incompatible avec l’existence. C’est ici qu’il ne me persuade point. Il suppose partout, comme un postulat évident par soi-même, que le parfait ne peut exister par cette raison que l’idéal ne peut pas être réel ; mais la question est précisément de savoir si le parfait est un idéal et un pur concept. On a pu contester aux cartésiens que l’existence fût une perfection ; il serait étrange pourtant qu’elle fût une imperfection. Être vaut mieux après tout que ne pas être. Je vois bien, à la vérité, que le seul réel que je connaisse, le réel qui tombe sous mes sens, qui est en contact avec ma propre existence imparfaite, est lui-même imparfait ; mais pourquoi en conclure que toute réalité, c’est-à-dire toute existence, est nécessairement imparfaite ? C’est ce qu’on ne voit pas. Sans doute, si je prends chacune des choses finies qui m’entourent, et que je les conçoive comme parfaites, il y aura là une sorte de contradiction. Un homme parfait, un état parfait, sont de pures abstractions ; mais cela est tout simple, c’est que ces choses, par cela seul qu’elles sont finies, ne comportent qu’une perfection relative et limitée, une perfection qui n’en est pas une, et laisse toujours quelque chose en dehors de soi. En un mot, il est évident de soi-même que je ne puis concevoir la perfection dans les choses imparfaites : c’est pourquoi les idéaux de Platon (ainsi entendus) sont de pures abstractions ; mais comment conclurait-on de là qu’en dehors de ces choses imparfaites une perfection absolue ne saurait exister ?