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dire quelque chose de limité et par conséquent d’imparfait. Le parfait absolu implique donc contradiction.

Ainsi il est évident que pour M. Vacherot l’être parfait ne peut exister que dans la pensée, et non dans la réalité. La réalité est indigne de lui. Tout ce qui est réel est imparfait. L’existence elle-même, à l’encontre de ce que disaient les cartésiens, est une imperfection. Tandis que ceux-ci raisonnaient ainsi : « si Dieu est parfait, il doit nécessairement exister, » M. Vacherot dirait volontiers au contraire : « Si Dieu est parfait, il est impossible qu’il existe, car aussitôt qu’il existerait, il deviendrait imparfait. » C’est en quelque sorte par respect pour la nature divine que M. Vacherot lui interdit l’existence. Aussi refuse-t-il de donner au monde le nom de Dieu, car c’est profaner Dieu que de le confondre avec le monde. Le monde est rempli de mal, d’erreur, de désordre, d’imperfection : comment serait-il un Dieu ? C’est en se plaçant à ce point de vue que M. Vacherot s’écrie avec une énergie passablement hyperbolique que le panthéisme est « un crime[1]. »

Mais, lui dira-t-on, vous n’évitez le panthéisme que pour tomber dans l’athéisme[2], puisque vous refusez d’une part de reconnaître que le monde est Dieu, et que de l’autre vous n’admettez rien de réel en dehors du monde ! — M. Vacherot proteste énergiquement contre une semblable accusation. Il a autant d’aversion pour l’athéisme que pour le panthéisme, tout en affirmant que Dieu n’est qu’un idéal, qui n’existe que dans la pensée. Seraient-ce seulement sa conscience et son cœur qui se soulèvent en cette occasion ? Serait-ce un reste de piété naturelle qui, dans le vide fait par la réflexion, s’attache à une ombre conservée par l’imagination ? Est-ce un défaut d’audace et de conséquence qui recule devant le mot, tout en admettant la chose ? On peut le croire ; il y a cependant quelque chose de plus.

Je suppose que vous ayez à juger le stoïcisme. Cette doctrine admet un certain type, un certain modèle que la vertu a pour but de réaliser. Ce modèle est ce que les stoïciens appelaient « le sage. » Jamais un tel sage n’a existé, jamais il n’existera ; néanmoins il peut être conçu par la pensée, et cette conception est la loi de la conduite humaine. Or je conçois très bien que l’on critique une telle doctrine, qu’on lui reproche d’avoir pour type de vertu une vaine abstraction, de se nourrir de chimères. Je conçois que l’on dise :

  1. « Vous comprenez alors l’erreur, je dirai presque le crime du panthéisme. » Tome III, page 251 (De la Métaphysique, etc.)
  2. Nous trouvons cette objection dans un livre de M. Eugène Poitou sur les Philosophes français contemporains, ouvrage estimable, écrit au point de vue du plus pur spiritualisme.